Le 5 octobre 2010, Jean-Claude Lefort a rendu visite à Salah Hamouri dans la prison de Gilboa. Il nous livre un récit de cette rencontre.
Gilboa. 5 octobre. 11heures. C’est la quatrième fois que je rends visite à Salah Hamouri, dont trois ans dans sa lugubre prison de Gilboa, située au nord d’Israël.
On longe un long mur gris. Une première prison où se trouvent 600 prisonniers puis la « sienne », attenante, avec 800 autres détenus, des Palestiniens mais aussi 8 Syriens du plateau du Golan annexé. Au bout de ce long mur, l’entrée. Toujours le même rituel.
Après avoir passé une lourde porte métallique verte on décline son identité. Dépose de ses papiers d’identité auprès du gardien qui se tient à droite, derrière une grille. Des échanges entre le personnel pénitencier par talkies-walkies. On ne déchiffre qu’un seul mot, « sarfati », c’est-à-dire « Français » en hébreu. Conciliabules. Le feu vert est donné. On passe alors sous le détecteur électronique. Mon paquet de cigarettes intrigue. On le regarde avec minutie. Dehors, dedans. C’est bon. Rien à signaler d’anormal. Une seconde porte verte, tout aussi lourde, s’ouvre. Un autre gardien attend. On est dans le patio réservé au personnel, des hommes et des femmes. M’accompagne pour cette visite un des premiers Conseillers de l’Ambassadeur de France à Tel-Aviv. On nous conduit à gauche vers un haut grillage. Il y a une porte au milieu. Il l’ouvre. Cliquetis de la serrure. On passe un couloir d’un mètre de large sur une bonne trentaine de mètres de long. La porte se referme sur nous. On nous installe dans une pièce étroite dans laquelle il y a quelques chaises avec de rabats en bois pour écrire. On s’assied et on attend Salah. Un gardien assis face à nous.
Salah arrive du fond de ce couloir dans lequel nous sommes entrés. Il est 11h15. Nous nous embrassons chaleureusement. Plusieurs fois. Je pense à ses parents qui ne peuvent pas le faire. Tapes vigoureuses dans le dos. Sourires. Je le trouve amaigri. Il s’assied et sort un petit calepin du fond d’une poche de sa tenue marron foncé. Il me dit qu’il a écrit ce qu’il va me dire mais après avoir écouté les autres prisonniers qui connaissent l’existence de cette rencontre. Ces prisonniers, nous dit Salah, sont de toutes les tendances politiques. Ils se retrouvent ensemble chaque jour. Deux fois. Une fois le matin avant midi. L’autre fois avant 17 heures. Environ quatre heures par jour.
Et on verra, à lire ce qui suit, à quel point, d’une part, les prisonniers sont très informés, et combien, d’autre part, leurs analyses convergent indépendamment de leur appartenance politique.
Salah, qui parle donc au nom de ses camarades d’infortune, tient à évoquer devant nous plusieurs points dûment notés sur son petit calepin.
Tout d’abord il veut évoquer l’attitude américaine. Il considère, je veux dire « ils considèrent », que les Américains ne bougent sur le sujet du Proche-Orient que dans deux cas. Ou bien quand une guerre se prépare comme au moment de l’Iraq. Ou bien quand ils estiment que leurs intérêts sont menacés au point de créer des problèmes sérieux pour eux en interne. Dans le cas présent c’est la seconde hypothèse qui est retenue. L’aventure en Afghanistan, en particulier, pose de sérieux problèmes politiques intérieurs. D’où leur volonté de voir les factions afghanes discuter entre elles en incluant les Talibans. Ou encore leurs initiatives concernant le Proche-Orient dès lors que celui-ci constitue à leurs yeux un nœud ou un enjeu majeur d’où découlent des difficultés qu’ils rencontrent par ailleurs. Si les Américains font certaines pressions s’agissant du conflit israélo-palestinien, c’est en raison de cela.
Il en vient ensuite à la situation palestinienne. Et à l’attitude de l’Autorité. D’une phrase il caractérise la situation : Abou Mazen gère la crise mais pas la solution…Les Israéliens ont déjà dessiné les frontières de leur Etat : la colonisation de Jérusalem-Est, l’occupation de la Vallée du Jourdain, aucun retrait, au contraire, n’est en vue, les colonies avancent sans cesse. Israël est ainsi devenu ainsi la seule fenêtre pour notre économie. Tout ce qui se produit légitimise finalement les colonies et l’occupation. Aucun signe contraire ne vient contrarier ce mouvement, pas même évidemment la lettre « éventée » d’Obama où est acceptée la colonisation de la vallée du Jourdain. Dans ces conditions Abou Mazen « est trop faible » pour négocier de manière utile. Il « gère » la donne actuelle, il ne dégage pas l’avenir…
Un autre exemple qui le confirme constitue son attitude (à Abou Mazen), son comportement vis-à-vis de la question des prisonniers. « Il y a 8.000 prisonniers palestiniens qui sont suspendus en l’air sans connaître leur destin. On ne parle pas d’eux. Jamais. Or on n’a jamais vu une négociation menée en vue de la libération nationale qui n’évoque pas la question des prisonniers de manière récurrente. Or, ici, c’est le cas : on n’existe pas. Ah certes, on dit, à Ramallah, qu’on va doubler notre « solde ». On essaie d’acheter notre destin, réduits au silence. De nous calmer. Cela n’a aucun sens pour nous. On ne veut pas d’argent mais notre libération qui n’est visiblement pas une priorité du tout. On est ignoré… Alors quoi : quelles négociations ? »
Salah aborde un quatrième point. Il a tout écrit minutieusement. De temps en temps le gardien va se dégourdir les jambes, d’autant plus qu’il ne comprend pas un mot de « sarfati ». Salah parle de l’insensée exigence des Israéliens de vouloir imposer aux Palestiniens l’acceptation d’un « Etat juif ». Avec ses amis, il pense que de la sorte les Israéliens veulent purement et simplement se débarrasser des 1.500.000 Palestiniens qui vivent en Israël en les transférant et qu’ils veulent, par là même, tuer le principe du « droit au retour ».
Il parle de l’eau, confisquée par Israël et que les Palestiniens doivent acheter alors qu’elle leur appartient. Il parle de Jérusalem et de la colonisation accélérée de la ville pourtant considérée comme la « capitale des deux Etats », ceci dans l’indifférence -autre que verbale- de la communauté internationale.
Après ce « tableau » de la situation, il convient, dit-il, de trouver une solution. Il dit que le pire serait de vivre dans l’illusion que quelqu’un apportera la paix en Palestine. On parle de construire un Etat viable mais c’est quoi aujourd’hui ? « C’est comme si nous étions dans une salle d’urgence avec pleins de tuyaux dans les bras et tout le corps avec comme seule possibilité : celle de respirer ».
Les gens en ont marre, dit-il avec force. Cela peut exploser on ne sait comment. Il nous faut donc remplir un certain nombre de conditions. Nous devons réaliser impérativement l’unité inter palestinienne, insiste-t-il avec force. C’est possible, assure-t-il. Les « Accords du Caire » de 2005 en offrent la possibilité acceptable pour tous les partis politiques. Il nous faut aussi un programme et une stratégie populaire et établir des étapes. Trancher une bonne fois la question de la lutte armée ou de la lutte pacifique. Bref, nous doter d’une stratégie à nous.
Il me parle après des conditions de vie en prison. « On en a déjà parlé l’autre fois » se souvient-il parfaitement. Il en a parlé aussi avec Monique Cerisier Ben-Guigua quand notre amie sénatrice est venue le voir en prison également.
Il ne reçoit toujours pas de livres. Aucun prisonnier n’en reçoit. Je lui ai amené trois livres de la part de sa famille. Un gardien les a pris pour les consulter. Je ne sais s’ils passeront. Quant au courrier il lui arrive bien. Je lui dis que j’ai remarqué que quand des amis lui écrivent et qu’ils mettent leurs adresses au dos, ces lettres reviennent systématiquement en France.
Il me redit avec insistance à la fois ses remerciements à tous pour ces lettres envoyées auxquelles il ne peut pas répondre malheureusement et combien ce sont pour lui des « rayons de soleil » qui percent les murs de sa prison. Je lui dis que le soir même de ce 5 octobre il sera fait « Citoyen d’honneur de la commune de Beaumont ». Il sourit et remercie encore et encore tous les solidaires, autant de signes qu’il transmet à ses camarades de prison. Etant allé dans le plateau du Golan, je lui dis de transmettre les salutations d’un ami syrien rencontré sur place. Il y a 8 Syriens, du plateau, dans la prison.
Nous parlons de l’avenir. De sa sortie pour laquelle nous luttons sans cesse. Il le sait et nous remercie. Avec un sourire il dit que « déjà je n’étais pas dans l’agenda de Nicolas Sarkozy, alors, avec tout ce qui se passe en France, je dois l’être encore moins. Il a beaucoup à faire aujourd’hui, non ? »
« Si je sors en novembre 2011, sans aucune remise de peine, je passerai un mois à Jérusalem pour revoir mes amis et rester avec ma famille. Je viendrai vite en France après ». Et les études ? « Je ne peux plus les poursuivre. 7 ans de prison et ensuite 4 ou 5 ans en plus à faire supporter à mes parents, non… J’ai un frère et une sœur dont mes parents doivent s’occuper. Je ne veux pas leur faire supporter plus. Alors je chercherai un travail, sans aucun doute ».
On parle de sa vie, à lui, en prison. Il ne parle jamais de lui. Jamais. Il est en confiance et me dit : « A Ramallah on nous présente comme des héros mais je ne suis pas un héros. J’ai mes peines, des moments difficiles, oui, je ne le cache pas. J’ai des joies également. Je suis un être humain. Tout simplement. Un être humain. »
On doit se quitter. Il est 12h30. Nous avons pu discuter une heure et quart. On sort dans ce couloir où nos chemins se sépareront une nouvelle fois. Je lui offre une cigarette que nous fumons ensemble. Un gardien s’approche. Il faut qu’il retourne dans sa prison. On s’embrasse encore et encore. Il part. Nous passons la petite porte. Un regard encore vers lui. Il se retourne justement. Nos yeux se croisent. On se sourit. Je lève la main en sa direction… Je lui lance : « A bientôt. Dehors, Salah ! »
Jean-Claude Lefort
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