RECLUS, Élisée. "La grande famille"
Texte paru dans Le Magazine international (janvier 1897)
"Le monde animal, duquel nous tirons nos origines et qui fut notre éducateur dans l’art de l’existence, qui nous enseigna la chasse et la pêche, l’art de nous guérir et de nous construire des demeures, la pratique du travail en commun, celle de l’approvisionnement, nous est devenu plus étranger."
L’homme aime à vivre dans le rêve : l’effort que doit exercer la pensée pour saisir les réalités lui paraît trop difficile, et il tente d’échapper à cette lutte par le refuge dans des opinions toutes faites. Si "le doute est l’oreiller du sage", la foi béate est celui du pauvre d’esprit.
Il fut un temps où la puissance d’un dieu suprême, qui sentait à notre place, voulait, agissait en dehors de nous et menait à son caprice la destinée des hommes, nous suffisait amplement et nous faisait accepter notre sort fatal avec résignation ou même avec gratitude. Maintenant ce dieu personnel, dans lequel les humbles avaient confiance, agonise dans ses temples, et les mortels ont dû le remplacer. Mais ils n’ont plus de Puissance Auguste à leur service ; ils n’ont que des mots auxquels ils cherchent à donner comme une vertu secrète, comme un pouvoir magique : exemple le mot "Progrès".
Sans doute, il est vrai qu’à maints égards l’homme a progressé : ses sensations sont devenues plus exquises, je le crois, ses pensées plus aiguës et plus profondes, et la largeur de son humanité, embrassant un monde plus vaste, s’est prodigieusement accrue. Mais aucun progrès ne peut se faire sans régression partielle. L’être humain grandit, mais en grandissant il se déplace et en avançant perd une partie du terrain qu’il occupait jadis. L’idéal serait que l’homme civilisé eût gardé la force du sauvage, qu’il en eût l’adresse, qu’il possédât encore le bel équilibre des membres, la santé naturelle, la tranquillité morale, la simplicité de la vie, l’intimité avec les animaux des champs, le bon accord avec la terre et tout ce qui la peuple. Mais ce qui jadis fut la règle est maintenant l’exception. Il nous est prouvé par de nombreux exemples que l’homme d’énergique volonté, largement favorisé par son milieu, peut égaler complètement le sauvage dans toutes ses qualités premières, tout en y ajoutant par sa conscience trempée dans une âme supérieure ; mais combien sont-ils, ceux qui ont acquis sans perdre, qui sont à la fois les égaux du primitif dans sa forêt ou dans sa prairie et les égaux de l’artiste ou du savant moderne, dans les cités laborieuses ?
Et, si tel ou tel homme, isolé par la force du vouloir et par la dignité de la conduite, arrive à égaler ses ancêtres dans leurs qualités natives, tout en les dépassant par les qualités acquises, on peut dire avec chagrin que, dans son ensemble, l’humanité a certainement perdu quelques-unes de ses conquêtes premières. Ainsi le monde animal, duquel nous tirons nos origines et qui fut notre éducateur dans l’art de l’existence, qui nous enseigna la chasse et la pêche, l’art de nous guérir et de nous construire des demeures, la pratique du travail en commun, celle de l’approvisionnement, nous est devenu plus étranger. Tandis qu’à l’égard des bêtes, nous parlons aujourd’hui d’éducation ou de domestication dans le sens d’asservissement, le primitif pensait fraternellement à l’association. Il voyait dans ces êtres vivants des compagnons et pas des serviteurs, et en effet les bêtes, - chiens, oiseaux, serpents, - étaient venues au-devant de lui dans des cas de commune détresse, surtout aux temps d’orage ou d’inondation. L’Indienne du Brésil s’entoure volontiers de toute une ménagerie, et telle cabane a dans la clairière environnante des tapirs, des chevreuils, des sarigues et même des jaguars domestiques. On y voit des singes gambader sur les branches au-dessus de la hutte, des pécaris fouiller dans le sol, des toucans, des hoccos et des perroquets se percher çà et là sur les branches mobiles, protégés par les chiens et les grands oiseaux agamis. Et toute cette république se meut sans qu’une maîtresse acariâtre ait à distribuer des injures ou des coups. Le berger quichua, parcourant le plateau des Andes en compagnie de son llama de charge, n’a point tenté d’obtenir l’aide de l’animal aimé autrement que par des caresses et des encouragements : un seul acte de violence, et le llama, outragé dans sa dignité personnelle, se coucherait de rage pour ne plus se relever. Il marche à son pas, ne se laisse jamais charger d’un fardeau trop lourd, s’arrête longtemps au lever du soleil pour contempler l’astre naissant, demande qu’on le couronne de fleurs et de rubans, qu’on balance un drapeau au-dessus de sa tête, et veut que les enfants et les femmes, à son arrivée dans les cabanes, le flattent et le caressent. Le cheval du Bédouin, autre primitif, n’est-il pas dans la tente, et les nourrissons ne dorment-ils pas entre ses jambes ? La sympathie naturelle existante entre tous ces êtres les accordait en un large sentiment de paix et d’amour. L’oiseau venait se poser sur la main de l’homme, comme il se pose encore de nos jours sur les cornes du taureau, et l’écureuil se jouait à portée de la main de l’agriculteur ou du berger. Même dans la communauté politique, le primitif n’oubliait pas l’animal. Au Fazogl, lorsque les sujets déposent leur roi, ils ne manquent pas de lui tenir ce discours : "Puisque tu ne plais plus aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux ânes, le mieux que tu puisses faire, c’est de mourir, et nous allons t’y aider." [1] Jadis l’homme et l’animal n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre : "Les bêtes parlaient", dit la fable, mais surtout l’homme comprenait.
"Jadis l’homme et l’animal n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre : "Les bêtes parlaient", dit la fable, mais surtout l’homme comprenait."
RépondreSupprimerIl n'y a plus rien à ajouter !
je me régale toujours à lire les articles de Jean-Claude, parce que nous sommes sur la même longueur d'onde, celle qui sort de la terre, d'une terre qui nous a appris tant de choses... alors après croiser le les chemins de Jean des sources, d'Elisée, et tant d'autres, c'est bien s'assurer que les hommes vivent... ailleurs que dans les salles de change ou sous l'édredon du CAC40.
RépondreSupprimerMais attention, le temps n'est plus très loin où, loppsi 2 passant par là, la liberté ne se conjuguera plus qu'à l'imparfait de l'autoritarisme !
La résistance est plus que jamais à l'ordre du jour, et si je souscris volontiers à la belle maxime qui voudrait que "le doute soit l'oreiller du sage", je sais sans aucun doute que sans l'action volontaire et déterminée des hommes épris de liberté, la glissade dévastatrice du monde gangréné par l'argent et l'individualisme, ne sera ni freinée, ni renversée.