Quel étrange destin aura connu la voix de Bertrand Cantat, sauvée in extremis, en 1994, pour mieux s’éteindre aujourd’hui. Condamné au silence par respect pour la douleur des victimes, l’artiste se voit interdit d’exercer son art, sous quelle que forme que ce soit, chacune de ses apparitions étant vécue comme une indécente provocation.
Que Cantat ait purgé sa peine est une circonstance aggravante : il est en vie, elle ne l’est plus. Que Cantat ait été déclaré coupable de "coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner" ne signifie rien : il reste un "assassin" dans la bouche de ceux qui souffrent et qui ne se privent pas de le désigner comme tel par médias interposés. Une décision de justice ne sonnant jamais le glas d’aucune douleur, la condamnation judiciaire et la sanction pénale ne sont que formalités.
Pourtant, au-delà du symbole, Bertrand Cantat est un "élargi" comme les autres, contraint jusqu’à son dernier souffle de supporter le poids et d’endosser la responsabilité d’un geste qui n’appartiendra jamais au passé. La plus douloureuse des expiations se niche dans l’intimité de celui qui a commis l’irréparable et se rappelle à lui à chaque minute de son existence : Bertrand Cantat est condamné à rester au pire endroit - en lui-même. Les familles et proches de la victime ont décidé de rendre cette peine à perpétuité publique, insinuant par là qu’elle n’habite pas, ou pas suffisamment, l’intimité de Bertrand Cantat.
En réduisant publiquement l’artiste à son méfait, en décidant que Cantat n’est et ne sera jamais rien d’autre que la mort de Marie Trintignant, la double peine de cet "élargi" confine à une mise au pilori qui finit par devenir l’instrument d’une dictature de l’émotion, celle des victimes.
Le silence imposé par une décision judiciaire qui interdit à Bertrand Cantat de s’exprimer sur les faits participe de l’impératif tendant à protéger les victimes de propos maladroits ou vécus comme tels. Le silence artistique décidé par les tenants d’une douleur exclusive de toute autre est l’écho direct d’un fantasme propre à nos sociétés : la nécessité d’éliminer socialement tout condamné ayant purgé sa peine, de nettoyer le corps social. Survivre et tenter d’exister, quel qu’en soit le prix, relève de l’indécence aux yeux de ceux qui, amputés d’une fille, d’une mère ou d’une soeur, n’oublieront jamais.
DÉPLACEMENT DE L’INTIME
Confrontées dans leur quotidien à une absence que rien ne vient combler, il est légitime que les victimes, dans l’intimité de leur douleur, tiennent l’exécution d’une peine et la déclaration de culpabilité comme superfétatoires et insignifiantes. Il n’en reste pas moins que la rancoeur et la haine proclamées demeurent souvent les seuls sentiments disponibles à l’endroit de celui qui a ôté la vie d’un être cher. Mais rendre ces propos et ces sentiments publics, les marquer au fer rouge sur la peau de l’auteur, les marteler dans les médias pour confondre l’homme et son geste, relève de la plus grande injustice, dictée par l’impossible deuil. La singularité de cet "élargi" réside dans la faculté qui est offerte aux victimes de poursuivre la peine au-delà du registre de l’intimité, la voix du chanteur étant réduite à celle de l’"assassin".
Piégé par ce déplacement de l’intime au public, l’artiste amputé n’a d’autre choix que de laisser sa place à la douleur de ceux qui restent, la sienne demeurant "un moindre mal" dont la seule évocation constituerait la plus ultime des provocations. Le pire des procès se poursuit donc entre les mains des justiciables les plus dangereux, ceux dont la peine est intarissable. Et la voix de Bertrand Cantat, jetée en pâture au-delà du judiciaire, de purger une peine sans cesse recommencée.
Marie Dosé, avocat à la Cour
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