Au cours du XXème siècle, l’agriculture a vu sous toutes les latitudes des changements radicaux dans les pratiques qui sont devenues un peu partout de plus en plus intensives. Cette intensification se traduit par l’emploi de plus en plus important d’intrants provenant de l’industrie chimique (engrais minéraux et pesticides), par l’intensification du travail du sol, par une mécanisation croissante et par une sélection génétique très poussée (incluant l’hybridation F1 et les OGM) permettant d’atteindre de très haut rendements, à condition que les itinéraires techniques leur conviennent en termes de fertilisation et de traitement.
Grâce à cette évolution, la production mondiale a fortement augmenté, permettant de produire suffisamment pour nourrir 7 milliards d’humains (aujourd’hui les problèmes de famine sont uniquement dus à des problèmes politiques et non agronomiques).
Cependant, ces évolutions ont des conséquences dramatiques sur le plan social et sur le plan environnemental : destruction du tissu social traditionnel, déforestation, pollutions des eaux, dégradation et érosion des sols, etc.).
Nous voici donc devant une problématique majeure : quel modèle de réflexion pour faire avancer l’agriculture vers des pratiques alliant durabilité des systèmes, respect de l’environnement et productivité ?
Le sol, acteur incontournable
Pour y répondre, penchons-nous d’abord sur l’outil principal de la production agricole : le sol. Celui-ci est encore trop souvent considéré comme un simple support sur lesquels les plantes se développent et dans lequel elles puisent les nutriments utiles à leur développement. Il s’agit pourtant d’un milieu complexe, vivant et en interaction permanente avec la végétation. Plus précisément, la plante capte de l’énergie solaire, la stocke sous forme chimique dans la matière organique qu’elle synthétise, puis injecte cette énergie dans le sol grâce à trois processus : la litière de surface (mort des tissus aériens – tiges, feuilles, etc.), la litière souterraine (mort pluriannuelle des racines), et enfin la rhizodéposition, c’est-à-dire l’injection dans le sol de composés organiques par les racines vivantes. Ce dernier flux qui semble être à première vue un gaspillage en pure perte de l’énergie de la plante, représente pourtant le plus souvent de 20 à 50 % de la production primaire ! Ces flux d’énergie et de matière permettent de nourrir les organismes du sol, d’alimenter le sol en matières organiques, dont une partie est stockée sous forme d’humus et à terme de faire évoluer le sol.
La végétation bénéficie de toute cette énergie injectée d’une part parce que la vie du sol aère et stabilise la structure du milieu dans lequel elle développe son système racinaire et d’autre part parce que la vie microbienne et animale du sol favorise la libération de nutriment à proximité des racines et donc la nutrition minérale de ces dernières.
Sol et végétation sont donc dans une perpétuelle interaction positive basée sur l’énergie solaire fixée par les plantes. Contrairement à une idée encore très répandue, c’est la plante qui fait le sol et non le contraire. Il apparaît alors clair que la notion de repos des sols est totalement erronée. Au contraire, un sol bien nourri porte en permanence de la végétation, ce qui en termes d’agriculture se traduit par une couverture végétale permanente incluant plantes cultivées, plantes de couvertures, et arbres.
Comment intégrer cette réflexion sur la vie des sols au sein des pratiques culturales ?
Afin de prospérer, la vie du sol a besoin qu’on respecte son habitat et qu’on la nourrisse convenablement.
Pour intégrer le premier point, il est indispensable de supprimer le labour et de réduire le travail du sol dans son ensemble, voire, si possible de le supprimer complètement, comme le font les adeptes du semis direct.
Le second point est satisfait par la mise en place de façon la plus continue possible des trois flux décrits ci-dessus, c’est-à-dire litière de surface, litière souterraine et rhizodéposition. Voyons les outils agronomiques qui permettent de reproduire ces trois phénomènes.
La première possibilité est un apport de matière organique (fumier, paille, compost, bois raméal fragmenté connu sous le sigle BRF). Une telle pratique permet d’imiter une litière de surface, mais ne reproduit nullement les deux autres flux. De plus, cela nécessite d’amener de grandes quantités de matières depuis un autre champ (cas de la paille), depuis une étable (cas du fumier), une plateforme de compostage ou de broyage (cas du compost et du BRF, respectivement). Ces apports ont certes un intérêt non négligeable et peuvent être utilisés avec succès dans de nombreux cas, mais les contraintes liées sont un frein important, sans compter qu’ils ne reproduisent pas si fidèlement les flux énergétiques naturels.
Une autre voie est de chercher à produire au sein même de la parcelle cette matière organique grâce à la restitution des résidus de culture, la couverture du sol avec des plantes d’intercultures (couverts végétaux, alias engrais verts) ou encore l’association des plantes cultivées avec des plantes de couverture.
La restitution des résidus de cultures afin d’en faire une litière de surface implique d’éviter de travailler et surtout de retourner le sol suite à la récolte et afin de maximiser ce paillage, il est intéressant de cultiver des variétés produisant le plus possible de biomasse non récoltée (pailles, feuilles…).
Le couvert végétal est sans doute l’outil majeur de l’agriculture qui se construit actuellement. En effet, outre le fait de capter l’énergie solaire et de la restituer au sol en nourrissant la vie qu’il abrite, il participe à fixer l’azote de l’air (s’il contient des légumineuses), à contrôler l’enherbement en concurrençant la végétation spontanée, ou encore à favoriser la présence d’une faune auxiliaire (pollinisateurs et prédateurs des ravageurs des cultures). La destruction des couverts à la floraison, voire avant, permet en plus d’injecter dans le sol toutes sortes de composés organiques beaucoup plus facilement consommés par les organismes du sol que des pailles fortement lignifiées.
L’introduction de plantes pérennes dans les cultures annuelles permet d’augmenter encore les flux d’énergie par rapport à des intercultures annuelles, du fait de l’importance bien plus grande de leurs systèmes racinaires. Ceci peut se faire grâce à des herbacées (légumineuses, graminées, etc.) ou avec des arbres. Dans ce dernier cas, on parle alors d’agroforesterie, ensemble de pratiques qui permet non seulement de bénéficier des avantages écologiques et agronomiques de la présence d’arbres dans les parcelles, mais aussi de diversifier les productions de l’exploitation (bois d’œuvre, bois énergie, BRF, fruits).
Ces pratiques permettent de fixer l’énergie solaire et de reproduire les trois flux énergétiques de la plante vers le sol pratiquement en continu sur la parcelle.
Ce sont là les pratiques les plus prometteuses à l’heure actuelle, intégrées essentiellement par des producteurs adeptes de l’agriculture de conservation (travail simplifié et semis direct) et dans une moindre mesure par des producteurs bio. Bien sûr, il existe de nombreux freins : freins psychologiques d’abord, puisque cela remet en question nombre d’approches aussi bien traditionnelles que modernes, et freins techniques ensuite. Aujourd’hui le principal frein en ce qui concerne le semis direct est la dépendance aux herbicides pour contrôler l’enherbement et détruire les couverts, bien qu’elle tende à se réduire avec l’amélioration de la technicité des agriculteurs. Certains agriculteurs bio arrivent même à s’en rapprocher en se contentant d’un travail très superficiel. Un autre frein technique est la difficulté de réaliser un semis sur sol relativement ferme et encombré de résidus végétaux divers et variés ; là encore, ce frein tend à s’estomper du fait de l’amélioration des outils de semis. Gageons que ces freins, encore très présents, continueront à se faire de plus en plus discrets et que l’agriculture du XXIème siècle aura pour principal ouvrier le ver de terre et l’ensemble des organismes du sol et que les techniques « sols vivants » pourront être menées à toutes les échelles de production depuis le jardin familial jusqu’aux grandes cultures !
Gilles Domenech est pédologue, consultant et écrivain au sein de l’EURL Terre en sève qu’il a créé en 2008. Il est aussi administrateur du blog jardinons sol vivant. Cet article a été écrit en partenariat avec l’Institut Technique d’Agriculture Naturelle (ITAN).
(repris sur le blog de Paul Jorion
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