On appelle cela l’« effet Dracula » : à l’instar du célèbre vampire des Carpates, les arrangements illégitimes ne résisteraient pas à leur exposition au grand jour. Ainsi, la révélation en 1998 de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié secrètement pour accentuer la libéralisation économique, avait conduit à sa désintégration.
Cette fois, la controverse concerne la collusion entre économistes et institutions financières. Nombre d’universitaires invités par les médias pour éclairer le débat public, mais aussi de chercheurs appointés comme conseillers par les gouvernements, sont en effet rétribués par des banques ou de grandes entreprises. Un expert peut-il, « en toute indépendance », prôner la dérégulation financière quand il occupe simultanément un poste d’administrateur d’un fonds d’investissement ?
Ces liaisons dangereuses, sources de conflits d’intérêts, ne sont pas secrètes. Mais leurs bénéficiaires se gardent bien d’en faire la publicité. Avant le cataclysme de 2008, chacun s’accommodait de l’équivoque : les journalistes exhibaient leurs experts censément neutres, lesquels empochaient les dividendes de leur ubiquité sous forme de notoriété accrue et d’espèces sonnantes et trébuchantes. Mais, depuis 2008, les accointances des économistes ne passent plus inaperçues. L’effet Dracula aura-t-il raison de cette forme intellectuelle de prévarication ? Suffira-t-il de la rendre publique pour la vaincre ? Tel est le pari de la prestigieuse Association américaine d’économie (American Economic Association, AEA).
Depuis le début de cette année, les articles publiés dans les revues scientifiques membres de l’association sont tenus de dévoiler les éventuels conflits d’intérêts impliquant les auteurs. Les économistes devront ainsi mentionner « les “parties intéressées” (1) leur ayant versé une rémunération financière importante, c’est-à-dire d’un montant total supérieur ou égal à 10 000 dollars [environ 7 600 euros], au cours des trois dernières années » (communiqué du 5 janvier 2012). La mesure s’appliquera également aux sommes perçues par les« proches ». A la tête de certaines des plus prestigieuses revues de la discipline, la vénérable AEA — elle s’apprête à fêter son cent trentième anniversaire — n’est guère sujette aux tocades. Sa décision a frappé les esprits.
Après le succès du documentaire de Charles Ferguson Inside Job,l’irritation était devenue palpable. Les émoluments de certains proches conseillers du président Barack Obama impliqués dans la libéralisation du secteur bancaire avaient soulevé des interrogations dans l’opinion publique. Ainsi de M. Lawrence Summers, directeur du Conseil économique national (National Economic Council, NEC) et rémunéré 5,2 millions de dollars, entre 2008 et 2009, par le fonds spéculatif D. E. Shaw, et jusqu’à 135 000 dollars pour ses conférences, le plus souvent organisées par des sociétés financières — sans compter ses piges (plantureuses) au Financial Times. La colère grondait également dans les rangs de la profession. Au cours de l’année 2011, nous explique George DeMartino, de l’université de Denver, « une série d’études scientifiques ont démontré que les conflits d’intérêts constituaient la règle plutôt que l’exception ». Le 3 janvier 2011, à l’initiative des professeurs Gerald Epstein et Jessica Carrick-Hagenbarth, une lettre ouverte tirait la sonnette d’alarme, appelant l’AEA à réagir. Elle fut signée par plus de trois cents économistes, dont George Akerlof, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, et Christina Romer, ancienne conseillère du président Obama. Douze mois plus tard, ils étaient entendus.
Mais l’écho de ce sursaut éthique peine à traverser l’Atlantique (2)… Dans Le Monde du 1er février, l’économiste Olivier Pastré tempête contre les projets visant à sortir de la monnaie unique européenne. Il se fixe une mission : « Expliquer aux Français les plus fragiles et les plus soumis à la désinformation quels sont les risques d’un abandon de l’euro (3). » Le quotidien du soir présente l’auteur comme « professeur d’économie à l’université Paris-VIII ». Or Pastré préside aussi la banque tunisienne IMBank. Et siège aux conseils d’administration de la banque du Crédit municipal de Paris (CMP Banque), de l’Association des directeurs de banque, ainsi qu’à l’Institut Europlace de finance. C’est pourtant le « professeur à l’université » qui intervient chaque samedi matin dans l’émission de France Culture « L’Economie en questions », dont il est coproducteur.
Quand 2 + 2 = 5
« Voilà un exemple parfait du type de situation qui nous a conduits à réagir », commente le professeur Michael Woodford, membre du comité directeur de l’AEA, lorsqu’on lui soumet ce cas. L’association exhorte en effet « l’ensemble des économistes à appliquer les mêmes principes à toutes les publications : journaux académiques, éditoriaux, articles de presse, commentaires diffusés à la radio ou à la télévision ». « En l’occurrence, reprend Woodford, il me semble que les lecteurs ont le droit de savoir si l’expert en question défend une analyse ou les intérêts de l’institution pour laquelle il travaille. »Pastré assurait, dans son article du 1er février, que, dans l’hypothèse d’une sortie de l’euro, les banques « verraient le coût de leur endettement à court terme et à long terme exploser », s’alarmant d’une éventuelle « baisse de leur rentabilité ».
Pour Patrick Artus, responsable de la recherche économique pour la banque Natixis et administrateur de Total, la thèse défendue par Woodford « a du sens aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Mais je ne crois vraiment pas qu’elle puisse s’appliquer à la zone euro », car « le nombre d’économistes liés à la finance y est très faible par rapport au monde anglo-saxon (4) ». Un petit groupe, peut-être… mais très représenté parmi les experts médiatiques.
3 novembre 2011. La matinale de France Inter analyse les enjeux du G20 qui va se tenir à Cannes. Qui invite- t-elle ? « Jean-Hervé Lorenzi, le président du Cercle des économistes. » Rarement présentée, cette association rassemble Jean-Paul Betbèze (chef économiste au Crédit agricole), Laurence Boone (chef économiste chez Merrill Lynch), Anton Brender (chef économiste de Dexia Asset Management), Artus, Pastré, etc. Quelques jours plus tard, sur la même radio publique, l’émission « Le téléphone sonne » « tire les leçons » de la réunion. Au micro,« Jean-Hervé Lorenzi, le président du Cercle des économistes ».
C’est également à ce titre que Lorenzi, par ailleurs conseiller du candidat socialiste à la présidentielle François Hollande, analyse le marché immobilier dans Les Echos, la chute des Bourses sur Europe 1 ou le « fabuleux destin de la France » sur RTL (5). Pourtant, cette carte de visite omet certains détails. Lorenzi siège aux conseils d’administration de PagesJaunes, d’Associés en finance, de l’Association française des opérateurs mobiles (AFOM), de BNP Paribas Assurance. Il est par ailleurs censeur d’Euler Hermes, membre des conseils de surveillance de la Compagnie financière Saint-Honoré, de BVA, du Groupe Ginger et conseiller du directoire de la Compagnie financière Edmond de Rothschild Banque.
Christian Saint-Etienne, lui, s’affiche comme professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) sur France 24 et comme économiste et analyste politique dans les colonnes du Point.Jamais comme conseiller scientifique du Conseil stratégique européen, un cabinet de conseil en gestion de patrimoine. Elie Cohen, lui aussi conseiller de M. Hollande, est « directeur de recherche » au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et professeur à Sciences Po sur France Inter ou dans Le Figaro. Jamais membre du conseil d’administration des entreprises PagesJaunes ou EDF Energies nouvelles. Jacques Mistral ? Economiste dans les colonnes du Monde et sur France Culture, ou directeur des études économiques à l’Institut français des relations internationales (IFRI) dans l’émission « C dans l’air » (France 5). Pas administrateur de BNP Paribas Assurance. Daniel Cohen, conseiller de Mme Martine Aubry, se montre plus discret sur son titre de senior adviser de la banque Lazard — qui conseille par exemple le gouvernement grec sur la renégociation de sa dette — que lorsqu’il s’agit de rappeler sa qualité de professeur de sciences économiques à l’Ecole normale supérieure et à l’université Paris-I.
Jetons de présence aux conseils d’administration de grandes sociétés (35 000 euros par mandat, en moyenne, pour les sociétés du CAC 40 et la moitié pour les autres sociétés cotées, selon les chiffres de l’Institut français des administrateurs [IFA]), conférences privées (que Lorenzi, par exemple, facture 6 600 euros), rédaction de rapports rémunérés… Tout comme leurs collègues américains, les économistes hexagonaux« disposent d’innombrables moyens de gagner beaucoup, beaucoup d’argent, observe DeMartino. Ils savent pourtant mieux que d’autres que rien n’est gratuit, que tout bénéfice implique un coût. Et le coût, ici, c’est la perte d’indépendance. »
« Je trouve que cela a un parfum d’années 1930, proteste Lorenzi. La question est de savoir si la manière dont vous gagnez votre vie influence votre jugement. Et cela n’est pas le cas. » Après tout, pourrait-on arguer, 2 + 2 = 4, que l’on écrive pour le compte d’une université ou pour celui d’une banque. « Sans aucun doute, répond Woodford dans un sourire. Mais la plupart des questions auxquelles sont confrontés les économistes relèvent de jugements plus subtils. Et il ne faut pas se leurrer : nos débats ont un impact direct sur certains intérêts privés. » Faudrait-il en conclure, avec la professeure Deirdre McCloskey, de l’université de l’Illinois, qu’il arrive que « des économistes se comportent comme des avocats, défendant tel ou tel point de vue, indépendamment des faits (6) » ? Ou — pour le dire autrement — que, intéressés au résultat, ils tentent parfois de convaincre que 2 + 2 = 5 ?
Réalisateur du documentaire Inside Job, Ferguson a rencontré l’économiste Frederic Mishkin, de la Columbia Business School :
Ferguson. — En 2006, vous avez coécrit une étude du système financier islandais : « C’est un pays évolué doté d’excellentes institutions. Peu de corruption, Etat de droit, économie convertie à la libéra-lisation financière. Réglementation et surveillance prudentielles de qualité. »
Mishkin. — Là était l’erreur [en 2008, l’économie islandaise s’effondrait, ndlr]. Il est apparu que la réglementation et la surveillance prudentielles n’étaient pas satisfaisantes.
— Qu’est-ce qui vous a fait croire le contraire ?
— On s’en remet aux informations dont on dispose. Et l’opinion générale voulait que l’Islande ait d’excellentes institutions et soit très évoluée.
— Qui vous l’avait dit ? Quelles recherches aviez-vous réalisées ?
— On parle à des gens, on se fie à la banque centrale qui, finalement, n’a pas été à la hauteur.
— Pourquoi vous être fié à la banque centrale ?
— On s’en remet aux informations qu’on a.
— Ça vous a rapporté combien ?
— J’ai été payé… Le montant est public.
Mishkin a reçu 124 000 dollars [environ 95 000 euros] de la chambre de commerce islandaise pour rédiger son étude.
— Sur votre CV, le titre du rapport « Stabilité financière en Islande » a été changé en « Instabilité financière en Islande »…
— Oh… J’ignore pourquoi, mais… Il y a peut-être une coquille.
Avocat dévoué à son client ou scientifique dans l’erreur, la différence s’avère parfois ténue. Or, remarque DeMartino, « les économistes jouissent d’un privilège que ne connaissent pas d’autres professions : on ne leur demande jamais de rendre des comptes de leurs bévues ».Ils en commettent pourtant.
Le 17 août 2007, la crise des subprime vient de débuter outre-Atlantique. Elie Cohen en annonce déjà la fin : « Dans quelques semaines, assure-t-il, le marché se reformera et les affaires reprendront comme auparavant » (Lemonde.fr). Six mois plus tard, sur Direct 8, Alain Minc, banquier d’affaires et conseiller de M. Nicolas Sarkozy, s’enthousiasme pour « l’incroyable plasticité du système » :« On nous aurait dit qu’[il] serait régulé avec un doigté tel qu’on éviterait une crise, qui aurait pu être quand même de l’ampleur des très grandes crises financières qu’on a connues dans le passé ! C’est tout de même un univers au fond très résilient. » Verdict ? « L’économie mondiale est plutôt bien gérée » (8 janvier) (7).
La même année, Lorenzi annonce que « [sa] conviction est faite » : « Le diagnostic des banques centrales a été rapide, juste et suivi d’effet. Dans une crise du marché interbancaire, elles ont su avec talent esquiver la catastrophe ; en l’occurrence, elles ont évité aux Etats-Unis la faillite des banques hypothécaires et permis à de grands établissements bancaires en véritable danger de réintégrer, sans risque de liquidité, une partie de leurs produits titrisés (8). » A peine ces propos imprimés, la banque Lehman Brothers sombrait, entraînant avec elle une partie du système financier mondial. Quant à Artus, rédacteur graphomane de Flash Economie chez Natixis (cinq articles par jour en moyenne), il claironnait dans Challenges, le 28 août 2008 — deux semaines avant le krach : « L’affaire des subprime est dans le rétroviseur. » Plus tard, il tempêtera contre l’idée que les banques paient plus d’impôts et continuent à financer des économies fragilisées par la crise. « On ne peut pas tout demander aux banques », titre l’employé de Natixis dans son Flash Economie du 18 août 2011.
Ni de gauche ni de droite : banquier
On pourrait s’interroger sur le rapport entre de telles erreurs de jugement et les rémunérations que perçoivent leurs auteurs. Ou exiger, avec Epstein, de rendre les économistes « responsables devant leurs collègues, la presse, leurs étudiants, les citoyens (9) ». Mais faut-il feindre de s’étonner qu’un banquier défende les intérêts des banquiers ? Or c’est bien en ces termes que Lorenzi, par exemple, envisage son activité : « Je suis ce qu’on appelle un senior banker, expliquait-il récemment. J’essaie, d’une manière générale, de développer les affaires correspondant aux différentes activités de la Compagnie financière Edmond de Rothschild (10). » Pastré et lui ont-ils une telle mission à l’esprit lorsque, dans leur livre Droite contre gauche ? Les grands dossiers qui feront l’élection présidentielle (Fayard), paru en 2012, ils enjoignent à leurs lecteurs de « renoncer aux illusions sur l’Etat protecteur », de « faire enfin le pari audacieux en faveur du marché » et, surtout, d’éviter de « porter des jugements trop hâtifs »sur l’industrie bancaire ?
« A terme, redoutait en novembre dernier M. Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et ancien secrétaire d’Etat chargé des affaires européennes de M. Sarkozy, les citoyens se révolteront contre la dictature de fait [des marchés] (11). »Mais les « marchés » n’exercent-ils pas déjà leur ascendant jusqu’au sein de l’AMF, censée les réguler ? Car qui conseille l’autorité que préside M. Jouyet ? Les mêmes : Olivier Davanne (cogérant de Groupama Risk Premium), Olivier Garnier (directeur adjoint de la Société générale), Ruben Lee (président-directeur général d’Oxford Finance Group), Artus, Pastré, etc.
Retour aux Etats-Unis, où Ferguson interroge M. John Campbell, directeur du département d’économie à Harvard :
Ferguson. — Un chercheur en médecine écrit un article qui dit : « Pour soigner cette maladie, il faut prescrire tel médicament. » Il s’avère que ce médecin reçoit 80 % de ses revenus du fabricant de ce médicament. Ça ne vous dérange pas ?
Campbell. — Je pense qu’il est, bien sûr, important de révéler… les, euh… euh… C’est un peu différent des cas que nous évoquons ici, car… euh…
La pertinence de l’analogie ne saute pas non plus aux yeux de Mme Barbara Frugier, adjointe à la directrice de la communication de l’AMF. « Ecoutez, je ne connais pas l’industrie pharmaceutique »,interrompt-elle. Avant de poursuivre : « Je ne vois pas trop où vous voulez en venir, en fait. C’est normal, à mon avis, qu’on se renseigne auprès de ceux qui ont l’expertise. » Pourtant, selon le site de l’autorité, le collège — chargé, entre autres, d’arrêter le budget de l’institution et de fixer les règlements intérieur et général — est, contrairement au conseil scientifique, « soumis à des règles déontologiques et de prévention des conflits d’intérêts ».
Lorsqu’il a été promu du second cénacle au premier, en juin 2011, l’économiste Christian de Boissieu, par ailleurs président du Conseil d’analyse économique (CAE), a donc été invité à quitter ses fonctions de conseiller du fonds spéculatif HDF Finance, d’Ernst & Young ainsi que son siège au comité d’audit de la banque Neuflize OBC, dont il demeure membre du conseil de surveillance. « En attendant de quitter ce conseil très prochainement, explique-t-il, je me déporte (je sors de la salle et je ne participe aucunement aux délibérations) lorsqu’il est question à l’AMF, directement ou indirectement, de cette banque. »
Louables, les dispositions de l’AMF et de Boissieu ne constituent-elles pas une réprobation implicite envers ceux qui n’en prendraient pas de similaires ? A commencer, par exemple, par les médias.
Journaliste à France Info, Jean Leymarie a reçu Lorenzi les 16 décembre 2009, 24 novembre 2010 et 29 juin 2011. Connaît-il les fonctions de son invité au sein de la société Rothschild ? « Oui, bien sûr ! » Et pourtant, il ne les évoque pas à l’antenne ? « Nos auditeurs ne sont pas idiots. Ils savent bien. » Mais comment le sauraient-ils, puisque ses confrères adoptent généralement la même conduite, alors même qu’ils n’ignorent rien des multiples casquettes de leurs invités ?
C’est en connaissance de cause que Jean-Marc Sylvestre invite Lorenzi pour évoquer les dangers d’une plus forte réglementation du secteur bancaire, sur LCI (24 avril 2010) ; qu’Yves Calvi donne la parole à Michel Godet et à Saint-Etienne pour expliquer l’inélucta- bilité des politiques de rigueur, dans son émission « C dans l’air », sur France 5 (9 novembre 2011) ; ou que le Financial Times ouvre ses colonnes à Summers pour tirer les conséquences de la « crise du capitalisme » (8 janvier 2012). Est-il besoin d’écouter attentivement les réponses quand on pose de telles questions à de tels invités ?
L’information des Français ne souffrirait peut-être pas d’une amputation trop sévère si la presse consacrait davantage d’espace — quelques lignes, quelques secondes d’antenne — à une présentation complète de ses experts : « Ce serait d’ailleurs tellement simple que je m’étonne que ce ne soit pas déjà le cas », nous répond l’économiste Hubert Kempf, président de l’Association française de science économique (AFSE), réputée « orthodoxe ». Son organisation entend-elle interpeller ses membres sur la question des conflits d’intérêts ?« Nous organiserons peut-être une table ronde lors de notre prochain congrès », en juillet 2012. Et du côté de l’Association française d’économie politique (AFEP), créée il y a deux ans pour promouvoir davantage de pluralisme au sein de la profession ? « Pas encore formellement, même si la question fait a priori consensus ici », nous indique Nicolas Postel, secrétaire de l’association. « Mais, ajoute-t-il,considérer que le problème se limiterait à la question des conflits d’intérêts constitue, à mon sens, une erreur. »
Privatisation de l’expertise
Autre cas de figure. Dans son édition du 14 février, Le Monde publie, à la rubrique « International », une analyse de la crise grecque. La journaliste Claire Gatinois y cite divers économistes, tous directement liés au monde de la finance. Or pas de conflits d’intérêts ici : les fonctions sont clairement identifiées. Christopher Probyn ? « Chef économiste chez State Street, groupe financier basé à Boston » (cité trois fois). Natacha Valla ? « Economiste chez Goldman Sachs » (citée trois fois). Jésus Castillo ? « Economiste chez Natixis. » Sans compter« les experts d’UBS ». Sans doute estime-t-elle que les « économistes de banque » sont les mieux placés pour analyser une crise comme celle qui secoue la Grèce.
« Pourquoi le seraient-ils ?, objecte Postel. Sur un sujet comme celui-là, on n’attend pas des médias un déroulé très technique de mécanismes financiers obscurs, mais une interrogation fondamentale sur le statut de la dette du pays : est-elle légitime ? D’où vient-elle ? Et, sur ce plan, les économistes de banque ne sont pas nécessairement les plus compétents. »
Peut-on imaginer un économiste de Goldman Sachs affirmant que la crise grecque découle avant tout d’une dette illégitime qu’il ne faudrait pas payer ? « Non, admet Gatinois, cela me semble assez peu vraisemblable. » « Pour cet article, explique-t-elle, j’ai pensé qu’il était intéressant d’interroger des économistes de banque, plutôt libéraux, pour montrer qu’eux aussi s’inquiètent de la situation grecque. » Il s’agissait en somme de présenter, une fois n’est pas coutume, le point de vue libéral.
Ce genre de réflexe professionnel semble davantage assaillir la grande presse que l’idée d’interroger, par exemple, des représentants syndicaux — lesquels sont au moins aussi informés des mécanismes et des conséquences du drame social en cours que les économistes libéraux. Au mois d’octobre 2011, par exemple, Gatinois a donné la parole à quarante économistes, groupes d’économistes ou assimilables. Vingt-neuf travaillaient directement pour des banques ou des institutions financières. Trois s’exprimaient au nom de syndicats.
Entre le 1er septembre 2008 et le 31 décembre 2011, Le Monde a cité Artus — responsable de la recherche pour la banque Natixis — dans cent quarante-sept articles (il a également signé quatre tribunes). Plus souvent que Jacques Attali (cent trente-deux articles) et que Minc (cent dix-huit). Et beaucoup plus que Jean Gadrey (cinq articles sur les questions économiques) et Frédéric Lordon (quatre) (12). Des proportions similaires à celle que l’on observerait dans les quotidiensLibération ou Le Figaro, ainsi que dans la plupart des magazines.
Dans ces conditions, la transparence peut-elle suffire à infléchir la tendance naturelle des professionnels de la finance à défendre… les intérêts de la finance ?
Renaud Lambert
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