Le Point.fr - Publié le 15/07/2012 par Jean Guisnel
Je ne le crois pas. Historiquement, les mouvements pacifistes et écologistes en ont parlé régulièrement. Mais, même au-delà de ces mouvements opposés au nucléaire, on sent qu'une interrogation se dessine dans l'opinion publique sur la pertinence du nucléaire militaire. Le prétendu consensus français sur la dissuasion n'est qu'une façade. Elle se lézarde. Tôt ou tard, ce qui est devenu un dogme quasi religieux s'effondrera, c'est ma conviction.
Général d'armée aérienne (cinq étoiles) du cadre de réserve, Bernard Norlain est né en 1939. Pilote de chasse, ancien commandant du centre d'expériences aériennes militaires et de la base aérienne 118 à Mont-de-Marsan, il devient en 1986 le chef du cabinet militaire du Premier ministre Jacques Chirac. Il demeure à son poste avec son successeur Michel Rocard, avant de commander la défense aérienne en décembre 1989 puis la force aérienne tactique (devenue la force aérienne de combat) jusqu'en 1994. Il devient alors directeur de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), de l'enseignement militaire supérieur et du Centre des hautes études militaires jusqu'à son admission dans le cadre de réserve en septembre 1996. Il exerce ensuite des responsabilités dans diverses entreprises, avant de devenir, en juin 2008, président du Comité d'études de défense nationale et directeur de la publication de la revue Défense nationale. En octobre 2009, il signe avec les anciens Premiers ministres Michel Rocard et Alain Juppé, et avec l'ancien ministre de la Défense socialisteAlain Richard, un texte retentissant réclamant la fin de l'armement nucléaire. Alors que le président de la République vient de "réaffirmer solennellement l'attachement irréductible de la France à sa force de dissuasion", il nous a paru pertinent d'interroger cet esprit libre, aujourd'hui seul militaire français de ce rang à appeler au désarmement nucléaire. Seul, mais avec le panache ! Interview.
Le Point : On sait que l'ancien Premier ministre Michel Rocard évoque régulièrement la question d'une suppression de l'arme nucléaire, qui est la principale option du mouvement international Global Zero. Comment ce mouvement évolue-t-il en France ?
Bernard Norlain : En France, la vérité oblige à dire qu'il ne se passe pas grand-chose. Les déclarations du nouveau président de la République et celles du gouvernement ne changent rien à ce qu'était la dissuasion nucléaire en France ces derniers temps, ni aux perspectives d'un désarmement nucléaire multilatéral ou unilatéral. Ce sont des déclarations absolument consternantes de conformisme et d'archaïsme intellectuels. Néanmoins, on sent venir les prémices d'un début de discussion sur la pertinence de la dissuasion. Je n'en veux pour preuve que le récent article de l'universitaire Pascal Boniface : "Les vraies questions sur l'armement nucléaire". J'avais espéré que le futur livre blanc se ferait l'écho de cette interrogation. Le schéma de la dissuasion nucléaire était pertinent durant la guerre froide, mais on voit bien que la situation stratégique a évolué depuis 20 ans, que le contexte stratégique n'est plus du tout le même. On ne peut plus avoir recours aux mêmes raisonnements.
S'il est exact que quelques rares experts s'interrogent sur la pertinence de cet outil, il n'en est pas de même dans l'opinion publique : le sujet n'est-il pas tabou, tout simplement ?
Je ne le crois pas. Historiquement, les mouvements pacifistes et écologistes en ont parlé régulièrement. Mais, même au-delà de ces mouvements opposés au nucléaire, on sent qu'une interrogation se dessine dans l'opinion publique sur la pertinence du nucléaire militaire. Le prétendu consensus français sur la dissuasion n'est qu'une façade. Elle se lézarde. Tôt ou tard, ce qui est devenu un dogme quasi religieux s'effondrera, c'est ma conviction.
Vous avez raison. Tous parlent de l'assurance-vie de la nation. Je vous fais remarquer que les déclarations du nouveau président sont encore plus conformistes que celles de son prédécesseur. Nicolas Sarkozy avait commencé à ouvrir timidement la porte sur d'éventuelles adaptations, mais François Hollande est revenu au concept pur et dur des années 1970. J'admets que l'agitation de ceux qui se retrouvent en France sur le concept Global Zero peut sembler complètement vaine. Je vais plus loin : dans tous les autres pays disposant du nucléaire militaire, on modernise les armes nucléaires. Y compris aux États-Unis où le président Barack Obama a plaidé pour le désarmement nucléaire. C'est au point que dans les 10 prochaines années, le monde dépensera plus d'argent pour l'arme nucléaire que durant un demi-siècle de guerre froide !
Il y a peut-être des raisons ! La situation internationale est d'une instabilité croissante. N'est-ce pas une explication ?
Mais réfléchissons à l'emploi de telles armes ! Elles sont totalement inadaptées au contexte international que vous évoquez. La Chine menace-t-elle réellement la France, puisque c'est le nouvel ennemi qu'elle se donne ? On voit bien qu'il n'y a aucune pertinence dans ce raisonnement. En outre, on pourrait arriver à une troisième vague de disséminations, à une nouvelle prolifération, donc à un risque accru d'emploi de cette arme : à ce rythme, on se dirige inexorablement vers un conflit nucléaire.
On voit effectivement les Indiens et les Chinois moderniser leurs outils stratégiques tandis que les Iraniens progressent. L'une des manières de calmer les ardeurs de ces impétrants n'est-elle pas, justement, de disposer d'un arsenal dissuasif ?
C'est le raisonnement classique. Et même conformiste. Je pense exactement le contraire : dans la mesure où on continue de proclamer que l'arme nucléaire est le garant de la liberté, de l'indépendance, pourquoi voulez-vous que les pays qui en ont les moyens ne désirent pas s'en doter ou se moderniser ? Si on multiplie les acteurs nucléaires, on accroît les facteurs d'incertitude. Et, la nature humaine étant ce qu'elle est, on arrivera inéluctablement à l'utilisation de cette arme dans un conflit.
Imaginons la France sans arme nucléaire : elle se placerait inéluctablement à la merci d'un chantage de ceux qui la possèdent !
Mais où allez-vous chercher ce scénario ? Ce n'est pas le nôtre. Nous préconisons que la France prenne des initiatives pour marquer sa volonté de se diriger vers un désarmement nucléaire généralisé. Jamais nous n'avons prôné un désarmement français unilatéral. Mais notre pays doit cesser d'être crispé sur son discours, qui devient une vraie théologie. Et accepter de discuter sur le désarmement, comme il s'y est engagé en signant le traité de non-prolifération, dont l'article 6 écrit en toutes lettres : "Chacune des parties au traité s'engage à poursuivre de bonne foi des négociations (...) sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace." Tel est précisément le sens de notre démarche en y ajoutant que nous souhaitons voir la France prendre la tête d'un mouvement de dénucléarisation générale.
Vous ne demandez donc pas que la France jette ses armes nucléaires à la poubelle ?
Pas du tout ! Nous lui demandons de participer à un mouvement mondial, qui aboutirait à terme à ce qu'il n'y ait plus de bombe nucléaire nulle part. L'objectif serait lointain et utopique ? Peut-être. Mais si on n'entrait pas dans ce processus, on encouragerait de facto la prolifération.
Si votre initiative ne rencontre pas de succès chez les politiques, elle ne suscite pas non plus un grand enthousiasme chez les militaires. Officier général ayant exercé des responsabilités éminentes, n'êtes-vous pas très seul ?
Le mot est faible ! C'est même assez désolant... Je hante les conférences et les colloques internationaux, on me demande très souvent d'intervenir publiquement partout dans le monde, je rencontre tous les militaires de la Terre, y compris les Américains, les Russes et les Chinois, les Pakistanais et les Indiens. Sans compter les autres... Et, dans ces lieux où mes collègues étrangers sont très nombreux, je suis le seul militaire français. Pour des raisons évidentes de conformité au dogme, gage de promotion. De plus, l'ancienne génération, dans laquelle je me place et qui est toujours aux affaires, a été formée et élevée dans la dissuasion nucléaire et ne conçoit rien d'autre. À ses yeux, la dissuasion est un l'instrument ultime de la légitimité militaire. Le silence est imposé aux jeunes générations, plus ouvertes à la discussion et au débat, mais qui se trouvent de facto interdites d'expression. Et ceux qui ont voulu s'affranchir de cette censure ont été sanctionnés !
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