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dimanche 19 mai 2013

Emmanuel Todd :" Les riches ne sont pas un bouc émissaire, ils sont le problème ! " La crise met à nu l’oligarchie"/" Mon fantasme ? Une chambre des députés qui, dissoute par le président, pardon, par le système bancaire, refuserait de se disperser en s’appuyant sur une société exaspérée"


Emmanuel Todd, Hervé Le Bras 
Marianne : Lorsque nous nous sommes vus, il y a six mois, vous évoquiez encore l’hypothèse qu’au bout de son quinquennat François Hollande puisse avoir mué en une sorte de géant à la Roosevelt... Aujourd’hui, un an presque jour pour jour après son élection, considérez-vous qu’il a d’ores et déjà échoué ?
Emmanuel Todd : On n’a pas besoin de moi pour le savoir. Hollande a eu sa chance, peut-être en aura-t-il une deuxième. J’aime assez la notion américaine d’une « deuxième chance ».Pour la première, c’est réglé. Je peux vous dire ce qui m’a fait accepter l’évidence.
D’abord, l’incapacité à imposer la taxation à 75 %. Un président de la République française a l’arme du référendum, mais il s’est couché. Deuxième chose : la réforme du marché du travail qui place Hollande à la droite de Sarkozy. Troisième chose : la réforme bancaire a été vidée de son contenu. Quelques modifications cosmétiques sont en cours, mais, en gros et en pratique, l’Etat va rester garant de la spéculation des quatre grandes banques systémiques françaises.
Vient l’affaire Cahuzac. J’ai d’abord trouvé cette histoire idéologiquement géniale. Le garant de l’austérité budgétaire est donc un pourri : une ruse de l’histoire pour mettre à nu le système ! Si on réfléchit, en effet, ses alter ego européens ont également des liens troubles avec le système bancaire. L’Italien Mario Monti, qu’on a essayé de nous vendre comme un père la vertu, était par exemple en liaison avec Goldman Sachs. Cahuzac n’était pas un atome solitaire de corruption, mais une pièce dans un système.
Et quelle est, selon vous, la nature de ce système ?
E.T. : Cahuzac nous révèle ce qu’est la dette publique. Le prêt aux Etats est une sécurisation de l’argent des riches, Karl Marx l’avait vu. La dette des Etats est une invention de la finance privée ! L’austérité, le « rétablir les comptes publics », c’est maintenir l’Etat en situation de servir les intérêts et d’incapacité à faire la seule chose qu’il devra faire un jour, inévitablement : le défaut sur la dette. Refuser de payer.
Je suis ici aux antipodes de l’idéologie dominante, dans l’impensable d’une époque dont l’argent est la religion et la divinité, l’euro. Pourtant, l’arrêt des économies développées est bien dû à l’accumulation d’argent inutile en haut de la structure sociale. Pour relancer la machine et refonder la démocratie, il faudra remettre les compteurs à zéro. Partiellement seulement, je ne suis pas un révolutionnaire.
Qu’un type comme Cahuzac se fasse prendre, ça fait donc avancer le schmilblick. Ensuite, j’ai continué à réfléchir. Je suis le contraire d’un fin psychologue, mais même moi j’aurais anticipé qu’un médecin préférant l’implant capillaire à la guérison des gens était un amoureux de l’argent. Hollande l’a choisi. C’est une faute morale. Ce choix suggère chez le président une insuffisance de l’instinct de moralité. Quand j’ai appris que le trésorier de sa campagne, Jean-Jacques Augier, avait un compte aux Caïmans, alors qu’au même moment Hollande faisait son discours antiriches du Bourget, j’ai craqué…
A cet égard, la réponse affolée du gouvernement demandant une publication du patrimoine des élus vous a-t-elle semblé pertinente par rapport à la crise ouverte par la fraude et le mensonge de l’ancien ministre du Budget ?
E.T. : C’est le pire, cette tentative d’enfumage sur la transparence. Là, Hollande devient une menace. Cahuzac, qu’il avait lui-même nommé, se fait prendre, et que fait-il ? Il désigne l’ensemble de la classe politique comme suspecte ! C’est un acte antidémocratique majeur.
Nous avons certes échappé à l’ambiance fétide du sarkozysme, antimusulman, antiétrangers, antiroms. La priorité, il y a un an, c’était de faire dégager Sarkozy. C’est pour ça que je ne m’excuserai jamais d’avoir soutenu Hollande ! Mais ce qu’il y a de magique avec les socialistes, c’est que, en arrêtant de désigner des boucs émissaires, stratégie de diversion spécifique du sarkozysme, Hollande et le PS se sont retrouvés à poil.
Ils nous laissent voir les rapports de force réels, entre l’Etat et la banque notamment. Je pense à ce sketch du Café de la Gare : une scène plongée dans le noir, un projecteur s’allume, un mec apparaît éclairé au centre, tout nu. C’est ce qui vient d’arriver à Hollande.
Au début de son quinquennat, le bouc émissaire, c’était les riches, et l’ennemi pointé du doigt, la finance. La presse de droite joue d’ailleurs, aujourd’hui encore, sur cette hantise du matraquage fiscal. Le vote de la taxation sur les transactions financières, par exemple, c’est du bluff complet à vos yeux ?
E.T. : Les riches ne sont pas un bouc émissaire, ils sont le problème ! [Rires] L’échec de la réforme des banques a été bien analysé par des économistes comme Gaël Giraud. Ce tournant me mène à la conclusion qu’existe au PS une véritable « tendance bancaire »,s’opposant non seulement à la gauche du parti, mais aussi à une majorité de parlementaires implantés dans les régions.
La réforme a été neutralisée par la toute fraîche députée PS Karine Berger, qui, je cite Wikipédia, avait auparavant travaillé pour Euler Hermes, filiale du groupe allemand Allianz, aidée par son associée, Valérie Rabault, venue, elle, de la Société générale et de BNP Paribas. Ensemble, elles ont signé un livre au titre visionnaire : Les Trente Glorieuses sont devant nous.
On pourrait aussi citer des gens comme Emmanuel Macron, jeune secrétaire général adjoint de l’Elysée, venu de la banque Rothschild. Le passé de ces personnes, et sans doute leur avenir, à partir de 2017, quand il n’y aura plus qu’une poignée de députés PS à l’Assemblée, sont dans le système bancaire. L’opération « mains propres » est donc un scandale.
Devons-nous savoir combien de Mobylette possède la ministre de la Jeunesse et des Sports ?Ce qui serait décisif, ce serait d’avoir l’organigramme des interactions entre les banques et l’Inspection des finances ou la Cour des comptes. En termes de science politique, le pouvoir réside dans ces liens entre la haute finance d’Etat et la haute finance privée.
Partant de cette question, on peut dérouler l’histoire du « néolibéralisme » à la française depuis les années 80. Le pouvoir financier, détenu à l’origine par des hauts fonctionnaires gaullistes, honnêtes et patriotes, est passé dans le secteur privé. La seule chose qui ait été conservée, c’est le caractère hyperconcentré du système.
Un peu sur le modèle de ce qui s’est passé avec les oligarques dans les années 90 en Russie, après la chute du Mur…
E.T. : Bien sûr. L’Etat était tout en Russie et, après la fin de l’URSS, les mêmes personnes sont restées aux commandes de ce qui a été privatisé. L’incarnation totémique du système français, c’est Michel Pébereau, devenu le parrain de ce petit monde. Je cite là encore sa fiche Wikipédia : « Michel Pébereau quitte l’administration pour rejoindre le Crédit commercial de France en 1982. Il mène à bien la privatisation de deux banques dont il sera le PDG : le Crédit commercial de France, de 1986 à 1993, puis la Banque nationale de Paris (1993), devenue BNP Paribas en 2000, qu’il préside de 1993 à 2003. »
Quant aux jeunes qui sortent le mieux classés de l’ENA – non pas les meilleurs, mais les plus aptes, moralement et socialement, à fayoter -, on les retrouve à l’Inspection des finances, à la Cour des comptes, puis dans les cabinets ministériels, et bien sûr au ministère des Finances. Les ministres importants n’ont pas la liberté de choisir leur directeur de cabinet et vivent sous leur surveillance.
Ces jeunes gens, leur avenir est dans le privé. Ils payent donc d’avance ! Ils enterrent la réforme des banques. Ils passeront dans ces banques et les grandes boîtes privées, cooptés par leurs parrains. C’est de transparence sur cette mécanique dont nous avons besoin. La vérité aujourd’hui révélée – le hollandisme, par ses bourdes, reste révolutionnaire ! -, c’est que les banques contrôlent l’appareil d’Etat.
Ce que vous décrivez, c’est exactement le reproche majeur qu’on faisait déjà à Nicolas Sarkozy. Au moment de la grande crise de 2008, on a ainsi pointé le fait qu’il a inventé la sortie de crise avec les banquiers. Ces reproches, ce sont aussi les mêmes qui sont aujourd’hui adressés à Obama…
E.T. : La crise met à nu l’oligarchie. Si l’on va au bout de l’analyse, ce n’est plus l’exécutif qui attaque le Parlement en exigeant la transparence, c’est le système bancaire. Patrick Weil a raison : cessons de pourchasser le cumul des mandats, cumul qui, en assurant aux députés des bases régionales, les aide à résister au pouvoir exécutif et bancaire.
E.T. : Si nous restons dans la zone euro, toute prétention à l’action est une blague. Hollande, c’est un président local dans la zone mark. La réalité, c’est que nous sommes revenus à la situation où la Banque de France était l’affaire des 200 familles. Sauf que, maintenant, ce ne sont même plus 200 familles françaises qui font la loi, c’est l’Allemagne !
Vous souscrivez donc à cette idée de bras de fer nécessaire avec la chancelière Angela Merkel, pour sortir de l’ornière économique, retrouver la croissance et ressouder la gauche ?
E.T. :Attaquer Merkel, c’est la dernière illusion socialiste, ça revient à attaquer un fondé de pouvoir. C’est le patronat allemand qui ne veut pas d’une explosion de la zone euro. Ce sont ces patrons, organisés, à l’allemande, qui permettent à Mario Draghi [président de la Banque centrale européenne] de faire des politiques de sauvetage des banques. Il leur faut encore quatre ans pour flinguer définitivement l’industrie française. La durée de la présidence Hollande, justement.
La situation, je pourrais la schématiser ainsi… [Emmanuel Todd sort alors une feuille de papier et dessine un diagramme.] En haut : le patronat allemand. Juste en dessous, décalée, Merkel : préposée à la gestion des protectorats européens ! Directement aux ordres du patronat allemand : la Banque centrale européenne. Aux ordres de la BCE : les banques françaises. Sous le contrôle des banques : les inspecteurs des finances de Bercy, avec comme attaché de presse Pierre Moscovici ! Et tout en bas : François Hollande. Je ne trouve à Hollande aucune fonction identifiable. Donc j’inscris : « Rien. » [Rires.]
Mais vous n’avez pas complètement répondu… Compte tenu de ce que vous dites aujourd’hui, est-ce que c’est une si mauvaise intuition de la part du PS d’aller ainsi se confronter à l’Allemagne ?
E.T. : Nos socialistes veulent croire que le retour des sociaux-démocrates allemands au pouvoir ferait une grosse différence. Karine Berger m’avait déjà fait le coup avant la présidentielle, durant un débat devant une section socialiste. Mais les réformes les plus dures en Allemagne ont été faites par Schröder ! La social-démocratie allemande, historiquement et géographiquement, est dans la continuité du protestantisme, donc du nationalisme. Avec eux, ce serait pire. Donc évidemment, l’Allemagne est le problème. Les politiques français, si durs avec leur population et leurs PME,en sont au stade Bisounours sur l’amitié franco-allemande.
Mais l’Allemagne, qui a déjà foutu en l’air deux fois le continent, est l’un des hauts lieux de l’irrationalité humaine. Ses performances économiques « exceptionnelles » sont la preuve de ce qu’elle est toujours exceptionnelle. L’Allemagne, c’est une culture immense, mais terrible parce que déséquilibrée, perdant de vue la complexité de l’existence humaine. Son obstination à imposer l’austérité, qui fait de l’Europe le trou noir de l’économie mondiale, nous impose une question : l’Europe ne serait-elle pas, depuis le début du XXe siècle, ce continent qui se suicide à intervalles réguliers sous direction allemande.
Oui, un « principe de précaution » doit être appliqué à l’Allemagne ! Ce n’est pas être un salaud xénophobe de le dire, c’est du simple bon sens historique. D’autant que ce pays est, à l’insu de nos chefs, dans une logique de puissance. Le seul obstacle à une hégémonie durable en Europe, pour l’Allemagne, aujourd’hui comme hier, c’est la France, tant qu’elle ne sera pas définitivement à terre économiquement. Mais je comprends que ce soit difficile pour nous d’admettre l’évidence : nous pensions tellement ne jamais revoir ces rapports de force.
Le président vous a invité à l’Elysée il y a quelques mois pour un petit déjeuner. Que lui avez-vous conseillé ?
E.T. : L’une des rares choses dont je me souvienne, c’est qu’il prenait conscience de l’existence d’une Europe protestante et plaisantait sur le fait que les Finlandais étaient encore plus raides que les Allemands. Je lui ai suggéré qu’il fallait réunir une commission de réflexion sur la viabilité de l’euro mêlant des économistes orthodoxes et des économistes critiques, comme Jacques Sapir, Jean-Luc-Gréau, Gaël Giraud, Paul Jorion ou Frédéric Lordon. La seule existence de cette commission aurait intimidé les Allemands et fait baisser l’euro.
Mais là est la preuve ultime de l’insuffisance intellectuelle et morale des classes supérieures françaises : personne n’ose, hors du Front national, poser la question de la viabilité de l’euro, cette monnaie qu’on doit sans cesse sauver, avec un taux de chômage qui s’emballe et des revenus qui plongent. Même Mélenchon n’y arrive pas. La gauche du PS, les Marie-Noëlle Lienemann et Emmanuel Maurel, en sont incapables et nous proposent des politiques de relance impossibles en économie de libre-échange, qui n’aboutissent qu’à renforcer encore l’industrie allemande.
Et que dire du conformisme europhile de cette institution centrale qu’est le Monde, ou de revues comme « Pas d’alternatives économiques » ? Pour arriver à infléchir tout ça, il faudrait que Hollande soit plus que de Gaulle. Mais il l’a dit, il n’est que normal. Ordinaire même. Mes restes d’espoir, je les mettrais plutôt dans une révolte du Parlement.
Mon fantasme ? Une chambre des députés qui, dissoute par le président, pardon, par le système bancaire, refuserait de se disperser en s’appuyant sur une société exaspérée. Mais peut-on prendre au sérieux quelqu’un qui a pris Hollande au sérieux ?
© Marianne, 12 mai 2013
L’union européenne à l’heure allemande (dessiné par Emmanuel Todd sur un coin de 
table)

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