Les nouveaux marchés
On rabâche aujourd’hui qu’il faut être plus compétitif. Pour cela, il faut offrir de meilleurs produits et de meilleurs services pour moins cher afin de pouvoir les exporter. Or pour la plupart des entreprises, leur marché est de fait national et leur périmètre est constant, de même que leurs moyens : il n’existe pas de « nouveau marché » et la dépense possible pour les clients est elle aussi constante : la part des moyens dont disposent les ménages pour tel ou tel besoin demeure constante. Ce qui fait qu’une entreprise plus compétitive ne fait qu’en remplacer une autre qui l’est devenue moins et on ne crée à l’arrivée aucun emploi, on en détruit au contraire puisqu’on aura remplacé tant de personnes par moins de personnes, pour effectuer la même opération de manière optimisée.
Le souhait serait bien sûr que ces entreprises (après avoir supprimé beaucoup d’emplois au niveau national) finissent par en créer dans un élan irrépressible d’exportation. C’est nier l’évidence que même une entreprise nationale qui exporte à l’étranger fait travailler aussi des personnes dans ces autres pays, il s’agit même d’une contrepartie exigée par ceux-ci dans pratiquement tous les cas. Donc non seulement on utilise moins de main-d’oeuvre dans le pays de départ mais aussi dans les pays clients où là aussi on remplace pour le même marché un nombre X de personnes par un autre nombre Y moins élevé.
La notion de « nouveau marché » n’existe que par rapport à une entreprise donnée, mais en fait son « nouveau marché » est le plus souvent celui qui était auparavant celui de sa voisine ou, si ce n’est pas le cas, comme pour un nouveau produit technologique, elle ira raboter les moyens dont disposent les clients potentiels sur les autres marchés, puisque ceux-ci n’ont pas accès globalement à davantage de moyens.
Le progrès
Ne faut-il pas considérer comme un progrès le fait qu’une tâche soit effectuée par un nombre plus faible de personnes et à un moindre coût ? Bien sûr que si ! Mais quand on en observe les conséquences sociales, la pression apparaît que l’on fasse un pas en arrière, comme s’il était souhaitable d’abrutir à nouveau les gens dans des tâches rébarbatives mais ayant une justification sur le plan social puisqu’elles sont sources de revenus. Et le dilemme se trouve précisément là.
Une étude révèle que 47% des emplois pourraient être remplacés par des machines guidées par du logiciel. Certains « progressistes » enthousiastes imaginent alors de faire de chacun de nous un ingénieur fabricant de machines ou de logiciel, sans tenir compte de ce qui s’est passé il y a 20 ans pour les sténodactylos et qui est en train de se passer aujourd’hui avec les techniciens et qui sera donc le sort d’ici 20 ans des ingénieurs.
Pitié donc ! Pitié s’il vous plaît ! Éduquons les gens pour qu’il fassent chacun au mieux ce qu’ils savent faire, et sont capables de faire, selon leurs capacités, et cessons de nous préparer à envoyer à nouveau toute une classe d’âge dans le mur ! Sinon, en-dehors d’exiger que nous soyons tous ingénieurs, il faudra peut-être que nous soyons tous entrepreneurs, de la même manière qu’il fallait que nous soyons tous sous-officiers en 1910… l’absence de réflexion n’ayant, c’est bien connu, pas de bornes !
Chacun sait voir qu’à la marge, il peut faire mieux sur un point précis qu’une grosse société qui connaît des lourdeurs et qui est incapable de faire du sur-mesure, mais cela reste hélas à la marge, et restera une solution ne portant que sur des points de détail, et qui devra de toute façon, un jour ou l’autre, là aussi, se révéler productive.
Mais veut-on véritablement de ce type de progrès (même si en 1950, la réponse à cette question semblait évidente) ? En fait si l’on voulait être efficace, il faudrait remplacer le plus de gens possible et le plus rapidement possible, par des machines qui font les mêmes choses mieux et plus vite, et donc les 47% d’emplois remplaçables par des machines, eh bien, remplaçons les le plus rapidement possible ! Mais c’est là que se situe l’hypocrisie : on s’oriente alors vers une sorte de compromis, entre des tensions sociales maintenues à un niveau tolérable, et une productivité qu’on voudrait maximiser, et on se découvre alors quantité de justifications pour y aller mollo, et on met autant d’obstacles légaux ou administratifs que possible pour freiner le progrès en considérant qu’in fine c’est dans un dosage tip-top entre revenus provenant du travail et productivité maximale que se trouve la solution (ou plutôt en pensant cyniquement que les plus faibles disparaîtront d’eux-mêmes comme par magie ou engloutis par « une bonne guerre » comme on en avait avant).
En termes absolus, la productivité maximale est bien entendu souhaitable (toute question de croissance ou décroissance étant mise entre parenthèses), et si on y aide les « patrons », ils vont évidemment s’y employer et achèteront les machines qu’on veut leur voir acheter. Il y aurait donc là un progrès. Mais tant que la justification sociale de l’individu est sa productivité, celui-ci sera, avec le progrès compris de cette manière, essentiellement un coût, et le but à long terme sera son exclusion de la production, puisque les entreprises n’ont pas vocation à employer des gens à ne rien faire, ni à prendre plusieurs personnes pour faire la même tâche, comme le veut pourtant la demande implicite des gouvernements qui exigent des entreprises qu’elles « créent de l’emploi ».
Car ce que demandent ces gouvernements, et on se demande combien de temps ils pourront encore le faire sans que leurs contradictions ne finissent par les faire taire, c’est qu’il est essentiel d’être productif, tout en ne l’étant pas, ou en tout cas, le moins possible ! Le problème qui se pose en définitive, c’est la justification sociale qui à ce jour, en tout cas pour les « classes laborieuses », ne s’obtient encore que par le travail, qui demeure pour elles (à part les « aides ») la source de leurs revenus. On tolère bien encore dans nos sociétés une part de travail générant du lien social, tel que peuvent l’offrir les artistes, les soignants, les aidants, dont les revenus ne dépendent pas directement de leur productivité, mais de celle, indirecte, qu’elles généreront alors chez leurs clients. Il faut ajouter que la part socialement acceptée de ce type de travail reste modeste et le risque de servage existe si seule une minorité, constituée des « classes oisives », bénéficie de l’ensemble de ces services.
Si l’on veut vraiment être compétitif, il s’agit donc de commencer à se poser sérieusement la question de l’origine des revenus des personnes, et d’accepter le principe que les revenus puissent provenir en tout ou en partie d’une autre source que ce travail productif. Si on ne se pose pas cette question de l’origine des revenus, on reste dans l’hypocrisie, et dans la paralysie que provoquent des objectifs fondamentalement contradictoires.
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