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lundi 2 juin 2014

Rôdait la mort, survint Christine ! Christine Daure-Serfaty est morte le 28 mai 2014. La disparition de cette héroïne a été à peu près ignorée par les grands medias français. Je reproduis ici le texte de Salah Elayoubi publié par le site d’information marocain Demainonline. CV

Chistine Daure à l'enterrement d'Abraham Serfaty (Photo DR)
Combien de vies Christine Daure-Serfaty a-t-elle sauvées ? Des dizaines ? Des centaines ? Peut-être même des milliers. A son insu. Car en plus d’avoir arraché son homme des griffes de la dictature, on lui doit d’avoir porté sur la scène internationale, la nature abominable du régime marocain, d’avoir ébruité les souffrances de notre peuple et dénoncé l’oppression dont il faisait l’objet. Un exploit à une époque où le silence complice était de mise, dans toutes les chancelleries occidentales et où les organisations des droits de l’homme n’étaient encore que balbutiement.
C’était hier. C’était tout à l’heure, tant les exploits des justes ne vieillissent ni ne meurent.
Grâce à son combat, la dictature marocaine n’aura jamais plus le même visage. Et même si le régime continue, dans son pitoyable combat d’arrière-garde, de tuer, ici ou là, quelques contradicteurs, il ne peut plus se permettre l’arrogance criminelle de ces années-là, lorsque le despote drapé dans ses costumes d’apparat et d’infamie, montait au micro, regard oblique et sourire jaune, pour qualifier son effroyable bilan de jardin secret ou pousser le déni jusqu’à oser l’amalgame sémantique entre le bagne mouroir de Kelaat M’gouna et son festival éponyme.
Jusqu’à ce que son chemin croise, début 1970, celui d’Abraham Serfaty, Christine n’est rien d’autre qu’un professeur d’histoire et géographie. Elle avait un temps, rêvé d’aller enseigner ces deux matières dans cette Algérie qu’elle avait aidée dans sa lutte pour l’indépendance. Ce sera Tanger. En 1962. La ville ressemblait alors tant à la capitale algérienne qu’on est en droit de penser que le hasard n’existe pas et que le destin avait, à dessein, guidé les pas de la jeune femme vers la ville du Détroit, pour mieux l’éblouir et la retenir, en prévision de ce qui allait suivre : Christine et Abraham. Impossible d’évoquer la première, sans citer le second, tant ces deux-là avaient fini par fusionner, pour incarner à travers leur propre drame tous les ingrédients de la tragédie marocaine : amour, politique, arrestations, tortures, condamnations et mort.
Abraham arrêté et condamné, l’affaire aurait pu en rester là, et lui et tous les autres de crever dans les culs-de-basse-fosse et le dictateur de s’en sortir à coup de ces pirouettes dont seuls les escrocs et les criminels ont le secret.
Survint Christine ! Déterminée et intelligente. De cette intelligence qui sied comme un gant aux justes et qui leur donne une intuition acérée du bien et du mal. L’Algérie n’avait été qu’un tour de chauffe. Cette fois, elle était résolue à écrire l’histoire, au lieu de se contenter de l’enseigner. Essentiellement parce qu’ils avaient osé toucher à son homme. Qu’ils l’avaient violenté et torturé. Impitoyablement, méthodiquement, sauvagement, pour mieux l’humilier et lui ôter sa dignité d’homme. Des compagnons en étaient morts. D’autres avaient disparu, comme happés par la terre.
Accessoirement, Christine voulait aussi rendre au Maroc un peu de ce qu’il lui avait donné d’amour, d’amitié et d’hospitalité.
Et puis il y eut Kénitra, ce pénitencier d’infamie où croupissaient aux côtés d’Abraham, la crème des patriotes, coupables d’avoir pensé autrement. L’humiliation des parloirs, les files d’attente interminables, la misère des familles des détenus, l’arrogance des matons au service exclusif du despote, les fouilles vexatoires. Et Christine comme une chandelle au milieu de ces ténèbres pendant les dix-sept ans que durera le calvaire d’Abraham.
Puis il y eut l’indicible, Tazmamart, cette abomination commise au nom de la vengeance. Pour le bon plaisir du Prince, le régime administrait la mort lente à ceux que la justice avait « ratés » en ne les punissant pas suffisamment d’avoir participé aux deux tentatives de régicide. Un modèle qui rappelait les camps de la mort de sinistre mémoire, modèle réduit.
Puis il y eut Fatima Oufkir et ses enfants qu’on punissait pour la félonie du père et qu’on avait purement et simplement fait disparaître. Faire disparaître, le régime était passé maître dans cet exercice. Alors quelqu’un devait parler. Plus fort, plus loin, plus haut que tout ce qu’on avait essayé jusque là. Remuer ciel et terre. Ce sera Christine.
La suite tout le monde la connaît. On peut défaire un dictateur de différentes façons. Christine l’a fait superbement. A sa façon. En démasquant Hassan II. Beaucoup plus qu’une défaite encaissée à domicile, l’homme y avait laissé des plumes, perdu du crédit et la face, en prime, confondu par ses propres mensonges et turpitudes. Le monde entier découvrait les exhalaisons nauséabondes des jardins secrets du tyran.
A dérouler l’actualité sordide de notre pays, on se rend compte du chemin qui reste encore à parcourir. Que de morts impunies, que de destins brisés, que de vies volées, pour qu’un clan indigne continue de sévir. Christine qui s’était épuisée à combattre, près de quarante ans durant, avait un moment espéré, à la mort d’Hassan II. En vain ! Elle était un peu fatiguée de tout ça. Il faut dire qu’un jour d’automne  2010, la mort avait fini par rattraper son homme et cette fois elle n’avait rien pu faire. Ce 28 mai 2014, elle s’est éteinte doucement, comme la chandelle qu’elle fut pour des centaines de milliers de ceux que le régime avait précipités dans les ténèbres de son sinistre projet.
Repose en paix Christine !
Salah Elayoubi (Demainonline, 2 juin 2014)

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