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lundi 24 novembre 2014

Une lettre perdue, pour Pier Paolo Pasolini "Communiste de l’âge des premiers chrétiens"

Pour Pier Paolo Pasolini

Une lettre perdue, pour Pier Paolo Pasolini

Pasolini foot

Communiste de l’âge des premiers chrétiens
tu marches les pieds nus sur un chemin de terre
le long d’un terrain vague dans les faubourgs de Rome.
Un engin de travaux publics, une excavatrice, rouille
sur le chantier qui semble abandonné
au milieu de la glaise des fondrières.
Tu as connu la lumière de la Résistance
mais aussi l’aveuglement des feux de camp
et le jour blanc qui n’en finit pas.
Les buissons portent des couronnes de baies
noires à l’endroit où ton frère a perdu son sang
;d’elles, on dit qu’elles sont un poison violent.
C’est dans la brume d’une fin d’été que s’évapore l’Italie
des jeunes paysans en habits de velours
qui se promènent, un rossignol entre les mains.
Et toi marchant vers eux tu cherches en vain
une religion de l’amour pour relier les hommes
et unifier la Terre.
Tu as déserté l’église où nul dieu ne loge
et ramassé les cendres de Gramsci pour les faire danser
dans la lumière d’un cinéma de plein air.
Sur la décharge à flanc de colline flambe l’âcre feu
des années soixante où brûlent les ordures
de la société de consommation.
Frère terrestre, frère impur hanté par l’idée
de la pureté, misérablement humain
qui se déchire aux épines du chemin.
Non pas Homme nouveau, ni peut-être total,
mais l’homme antique, le toujours changeant
qui se sent au printemps comme neuf.
Sempiternelle question de la nature humaine…
« L’homme est un processus, disait Gramsci,
le processus de ses actes. »
Ton destin était d’être un passager inquiet
en ce monde déraisonnable et beau
où sont menacés le sens et la beauté.
Ce fut à l’apogée du communisme italien
que tu le vis de l’intérieur dévoré
par la sociale démocratie, la conquête de l’Etat,
Le charme discret de la bourgeoisie et les séductions
du pouvoir. Une Alfa Roméo le doublant sur la route
fait déraper le triporteur dans le fossé…
Le temps de la révolution est-il donc passé ?
« Notre histoire est finie », disais-tu.
Pourtant, la moitié du monde va toujours nu-pieds.
Nous n’avons pas su inventer encore
une vie nouvelle frugale et matinale
où tous auraient leur place.
L’aura d’une aube dédorée auréole tes traits.
Les révolutionnaires ont (mais pas toujours)
le sens du sacré, de la vie, de l’amour.
Dans la passion désespérée d’être au monde
« Ce n’est qu’aimer et que connaître,
disais-tu, qui compte ».
Près des panneaux publicitaires, sur le trottoir
qu’envahissent les herbes folles, les jeunes en Vespa
portent en eux un dieu qu’ils ne connaissent pas.
On t’a retrouvé, toi que blessaient les stigmates
de tous ; ton corps martyrisé sur la plage d’Ostie,
massacré par des voyous, des fascistes.
Tu es dans la bouche du peuple comme une hostie
que certains recrachent sur la route
mais tes poèmes valent mieux que le vin de messe.
Les prolétaires qui sont les plus nombreux
sont toujours seuls sur la Terre.
Déshérités ils contemplent le petit jour
qui se lève sur la vallée… Tandis que dans leurs villas
quelques privilégiés négocient un contrat
de cryogénisation pour l’au-delà.
Ils ont comploté de coloniser l’univers
mais nous, nous ne comptons pas sur les extra-terrestres.
Nous ne rêvons pas de partir… la vraie vie est ici.
Quand nous aurons détruit la Terre, pourra-t-on
exfiltrer toute l’humanité ? Si la seule vie
est ici-bas, le salut commun est dans le partage.

21 novembre 2014
 Ce poème est paru dans le numéro 235 de Cerises

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