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mardi 27 janvier 2015

Beaucoup de journalistes ont aussi été tués à Gaza, par Noam Chomsky Les attentats de Paris montrent l’hypocrisie de l’indignation occidentale, par Noam Chomsky, 19/01/2015


(CNN) Après l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo qui a fait 12 morts dont le rédacteur en chef et quatre autres dessinateurs, et le meurtre de quatre juifs le lendemain dans un supermarché casher, le premier ministre français Manuel Valls a déclaré « la guerre contre le terrorisme, contre le djihadisme, contre l’Islam radical, contre tout ce qui vise à détruire la fraternité, la liberté, la solidarité. »
C’est sous la bannière « Je suis Charlie » que des millions de personnes ont manifesté pour condamner ces atrocités et dénoncer en chœur ces horreurs. Il y eut d’éloquents discours d’indignation, brillamment résumés par Isaac Herzog, chef du parti travailliste israélien et candidat favori aux prochaines élections, qui a déclaré que « Le terrorisme, c’est le terrorisme. Il n’y a pas d’autre manière de le définir », et que « toutes les nations qui cherchent la paix et la liberté [font face] à l’énorme défi » de la violence brutale.
Ces crimes ont également provoqué un torrent de commentaires, cherchant les racines de ces agressions choquantes dans la culture islamique et explorant des façons de contrer cette vague meurtrière de terrorisme sans sacrifier nos valeurs. Le New York Times a qualifié l’attentat de « choc des civilisations », mais il a été corrigé par l’éditorialiste du Times, Anand Giridharadas, qui a tweetéque cela « n’était pas et ne serait jamais une guerre de civilisations, entre elles. Mais une guerre POUR la civilisation, contre des groupes qui se trouvent de l’autre côté de cette ligne. #CharlieHebdo. »
Le déroulement des événements à Paris a été décrit de manière très détaillée dans le New YorkTimes par Steven Erlanger, correspondant vétéran du journal en Europe : « une journée de sirènes, de survols d’hélicoptères, de bulletins d’informations ; de cordons de police et de foules angoissées ; de jeunes enfants emmenés loin des écoles par mesure de sécurité. C’était un jour comme les deux précédents, de sang et d’horreur, dans Paris et ses alentours. »
Erlanger a également cité un journaliste survivant qui disait que « Tout s’est effondré. Il n’y avait pas d’issue. Il y avait de la fumée partout. C’était terrible. Les gens hurlaient. C’était comme dans un cauchemar. » Un autre a raconté « une énorme détonation, puis tout est devenu noir. » La scène, rapporte Erlanger, « était une scène de plus en plus familière faite de verre brisé, de murs effondrés, de poutres tordues, de peinture brûlée, de dégâts émotionnels. »
Cependant, ces dernières citations – comme nous le rappelle le journaliste indépendant David Peterson – ne datent pas de janvier 2015. En fait, elles proviennent d’un reportage d’Erlanger datant du 24 avril 1999, qui avait reçu moins d’attention. Erlanger y décrivait « l’attaque des missiles de l’OTAN sur le siège de la télévision nationale serbe » qui avait « fait disparaître Radio Television Serbia des ondes », tuant 16 journalistes.
« L’OTAN et les responsables américains ont justifié l’attaque », a écrit Erlanger, « en disant qu’il s’agissait d’un effort pour affaiblir le régime du président Slobodan Milosevic de Yougoslavie. » Kenneth Bacon, le porte-parole du Pentagone a déclaré lors d’une réunion à Washington, que « la télé serbe fait autant partie de la machine meurtrière de Milosevic que son armée », ce qui en faisait par conséquent une cible militaire légitime.
Il n’y eut aucune manifestation ni pleurs d’indignation, ni slogan « Nous sommes RTV », pas d’enquête sur la raison des attaques, dans la culture chrétienne et son histoire. Au contraire, l’attaque contre la presse a été applaudie. Le très respecté diplomate américain Richard Holbrook, alors représentant en Yougoslavie, a décrit le succès de l’attaque de la RTV comme un « développement positif et, je pense, extrêmement important », sentiment partagé par d’autres.
Il y a beaucoup d’autres événements qui n’appellent aucune enquête sur la culture occidentale et son histoire – par exemple la pire atrocité terroriste en Europe de ces dernières années, en juillet 2011, lorsque Anders Breivik, un extrémiste chrétien ultra-sioniste et islamophobe, a massacré 77 personnes, principalement des adolescents.
Dans la « guerre contre le terrorisme », la campagne terroriste la plus extrême des temps modernes est aussi passée sous silence – la campagne mondiale d’assassinats de Barack Obama visant quiconque suspecté de peut-être vouloir nous faire du mal un jour, ainsi que les malheureux se trouvant dans les parages. On ne manque pas d’exemples de ces malchanceux, comme ces 50 civils tués dans un bombardement américain en Syrie, en décembre, dont on a à peine parlé dans les medias.
Une personne a effectivement été punie, en lien avec le bombardement du siège de la RTV (Radio-TV Serbe) par l’OTAN. Ce fut Dragoljub Milanović, le directeur général de la station, qui a été condamné par la Cour européenne des Droits de l’Homme à 10 ans de prison pour n’avoir pas réussi à faire évacuer le bâtiment, selon le Comité de Protection des Journalistes. Le Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie a examiné l’attaque de l’OTAN et a conclu que ce n’était pas un crime, et bien que les pertes civiles aient été « malheureusement élevées, elles n’apparaissaient pas comme clairement disproportionnées. »
La comparaison entre ces cas nous aide à comprendre la condamnation du New York Times par l’avocat des droits civiques Floyd Abrams, connu pour son infatigable défense de la liberté d’expression. « Il y a des moments pour la retenue », a écrit Abrams, « mais dans le sillage immédiat de la plus grande attaque contre le journalisme de mémoire d’homme, [les éditeurs du Times] auraient mieux servi la cause de la liberté d’expression en s’engageant pour elle », en publiant les dessins de Charlie Hebdo ridiculisant Mahomet qui ont provoqué cette attaque.
Abrams a raison de décrire l’attaque de Charlie Hebdo comme « étant de mémoire d’homme, le plus grave assaut contre le journalisme. » La raison est liée au concept de « mémoire d’homme », une catégorie minutieusement élaborée pour inclure leurs crimes contre nous, tout en excluant scrupuleusement nos crimes contre eux – ces derniers n’étant pas des crimes, mais une noble défense des plus hautes valeurs, parfois perverties par inadvertance.
Ce n’est pas l’endroit pour analyser ce qui « était à défendre » lorsque la RTV fut attaquée, mais une telle recherche nous en apprend beaucoup (voir mon livre A New Generation Draws The Line [NdT: « Une nouvelle génération fixe ses règles »).
Il y a bien d’autres illustrations de cette intéressante catégorie qu’est la « mémoire des faits ». L’une d’elles est l’attaque des Marines contre Falloujah en novembre 2004, l’un des pires crimes commis lors de l’invasion de l’Irak par l’alliance américano-britannique.
L’attaque a commencé par l’occupation de l’hôpital général de Falloujah, un crime majeur en soi, au-delà de la manière dont elle s’est déroulée. L’attaque a été largement reprise à la Une du New York Times, accompagnée de photos décrivant comment “les patients et le personnel soignant ont été sortis de leur chambre à la hâte par des soldats armés. Ceux-ci leur ont ensuite ordonné de s’asseoir ou de s’allonger sur le sol pendant que des soldats leur attachaient les mains derrière le dos”. L’occupation de l’hôpital était louable et justifiée, a-t-on estimé : elle a « forcé l’arrêt de ce que les agents considéraient comme une arme de propagande pour les militants : l’hôpital général de Falloujah et son flot de blessés civils. »
De toute évidence, il ne s’agissait pas d’une attaque contre la liberté d’expression, et cela n’entre pas dans la catégorie « mémoire des faits. »
D’autres questions viennent à l’esprit. On pourrait naturellement se demander comment la France fait respecter la liberté d’expression et les principes sacrés de « fraternité, liberté, solidarité ». Est-ce par exemple grâce à la Loi Gayssot, appliquée à de nombreuses reprises, qui accorde à l’état le droit de décider de la Vérité Historique et de punir quiconque a une interprétation divergente ? Ou bien en expulsant les malheureux descendants des survivants (Roms) de l’Holocauste vers l’Europe de l’Est où les attend une implacable persécution ? Ou alors en traitant de manière déplorable les immigrants nord-africains des banlieues de Paris dans lesquelles les terroristes de Charlie Hebdo sont devenus des djihadistes ? Est-ce enfin quand le courageux journal Charlie Hebdo a licencié le dessinateur Siné au motif qu’un de ses commentaires aurait eu des connotations antisémites ? Cela soulève tout de suite beaucoup d’autres questions.
Quiconque ayant les yeux ouverts aura immédiatement remarqué d’autres omissions assez frappantes. Ainsi, les palestiniens sont au premier rang de ceux qui affrontent « l’ énorme défi » de la violence brutale. A l’été 2014, lors d’une nouvelle attaque vicieuse d’Israël sur Gaza, au cours de laquelle de nombreux journalistes ont été assassinés, quelquefois dans des voitures clairement identifiables comme appartenant à la presse, en même temps que des milliers d’autres victimes, alors que cette prison à ciel ouvert gérée par Israël était à nouveau réduite à l’état de gravats, sous des prétextes qui ne résistent pas une seconde à l’analyse.
L’assassinat de trois autres journalistes d’Amérique latine en décembre, portant le total de l’année à 31, a également été ignoré. Il y a eu plus d’une douzaine de journalistes tués rien qu’au Hondurasdepuis le coup d’état militaire de 2009, qui a été reconnu par les États-Unis (mais par peu d’autres pays), ce qui place probablement le Honduras en tête de la compétition du meurtre de journalistes par habitant. Mais là encore, ce n’est pas, de mémoire d’homme, une attaque contre la liberté de la presse.
Ce n’est pas bien compliqué de détailler. Ces quelques exemples illustrent un principe très général qui est observé avec professionnalisme et constance : plus nous pouvons imputer de crimes à nos ennemis, plus ils sont violents ; plus notre responsabilité y est importante – et par conséquent plus nous pouvons les faire cesser – moins nous y porterons intérêt, plus nous aurons une tendance à l’amnésie ou même au déni.
Contrairement à l’éloquente déclaration, ce n’est pas vrai que « Le terrorisme, c’est le terrorisme. Il n’y a en a pas deux sortes ».
Il en existe clairement deux : le leur contre le nôtre. Et pas seulement pour le terrorisme.
 par Noam Chomsky 

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