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Certains souvenirs troubles de l'enfance s'estompent avec l'âge. D'autres pas. Le« sale petit tour » que Catherine Corless jouait aux orphelins placés par les bonnes sœurs au fond de sa classe de l'école de la Miséricorde à Tuam, à la fin des années 1950, n'a cessé de la hanter. Aujourd'hui, il traumatise l'Irlande tout entière, confrontée aux révélations de cette petite femme rousse, épouse d'agriculteur et passionnée d'histoire locale, sur les mauvais traitements qu'ont endurés, pendant des décennies, des milliers d'enfants nés hors mariage, ainsi que leurs mères. Celles-ci, chassées de leurs familles, placées dans des « homes » tenus par des religieuses catholiques, étaient contraintes jusqu'au début des années 1960 d'abandonner leurs enfants, fruits du péché, quand ils ne mouraient pas en bas âge de malnutrition ou de maladie.
Mardi 10 juin, s'adressant solennellement au Parlement, le premier ministre irlandais, Enda Kenny, a qualifié d'« abomination » le sort de ces femmes et enfants. Il a annoncé la création d'une commission d'enquête. Au total, 35 000 mères célibataires auraient été placées dans dix homes, dont celui de Tuam, petite ville tranquille de l'Ouest irlandais. Les enfants morts se compteraient par centaines. L'affaire occupe quotidiennement la « une » des journaux dont certains évoquent un « holocauste irlandais ». Les manifestations de protestation et de compassion se multiplient de Galway à Dublin depuis que, le 25 mai, Catherine Corless a lâché sa bombe dans le Irish Mail. « Une fosse commune pour 800 bébés », a titré ce dimanche-là le tabloïd.
Lire la synthèse : Le gouvernement irlandais « terrifié » après la découverte de 800 squelettes d'enfants
BRISER L'AMNÉSIE
Assise à la table de sa cuisine donnant sur le bocage, la jeune sexagénaire raconte comment le remords et la pitié, liés au souvenir d'une petite cruauté enfantine – de faux bonbons malicieusement tendus à des camarades mal nourris –, l'ont transformée en historienne, l'entraînant progressivement à briser l'amnésie sur des pages sinistres et dérangeantes de l'histoire de l'Eglise catholique et de la République d'Irlande. « J'ai toujours gardé le souvenir de ces enfants relégués dans un coin de ma classe, quand j'avais 6 ans, lance-t-elle. Ils sortaient dix minutes après nous pour échapper aux regards. Les sœurs nous menaçaient : si nous désobéissions, nous finirions comme eux. »
Après avoir elle-même élevé ses quatre enfants et beaucoup d'autres en tant que nourrice, Catherine Corless a trouvé dans la généalogie un passe-temps pour sa retraite. « J'ai commencé en aidant des Américains en quête de leurs racines irlandaises. » Grâce à une association d'histoire locale, elle s'est formée aux techniques de recherche. Elle a multiplié les entretiens avec de vieux habitants de Tuam. Beaucoup se souvenaient de cette bâtisse grise aux allures de forteresse tenue par les sœurs, le fameux home, détruit dans les années 1970, dont une maquette construite par ses soins trône désormais dans sa cuisine. Certains évoquaient l'existence de sépultures.
Un terrible récit publié dans le Tuam Herald en 2010 allait servir d'étincelle. Un certain Martin y racontait qu'en 1947, à l'âge de 2 ans, il avait été arraché à sa mère, pensionnaire du home tenu par les sœurs du Bon Secours à Tuam, pourêtre placé dans une famille de fermiers dont il devint le petit esclave. Aiguillonnée par ce témoignage, Catherine Corless en recueillit de nombreux autres : des adultes se souvenaient des mauvais traitements, de l'adoption forcée, racontaient leurs années d'efforts pour tenter de retrouver l'identité de leur mère, leur surprise de découvrir des frères et sœurs placés comme eux dans des familles irlandaises pauvres, ou donnés à des couples américains fortunés par le biais des petites annonces. Des destins d'enfants volés qui ont inspiré Stephen Frears pour son film Philomena (2013). « J'ai fait alors le lien avec mes souvenirs d'écolière : ces enfants stigmatisés que j'avais traités avec méchanceté, les hauts murs du home surmontés d'éclats de verre coupants… poursuit l'historienne. Je me suis souvenue que ces enfants disparaissaient à 7 ans, sitôt faite leur première communion. Je sais aujourd'hui que c'était la limite d'âge fixée par les sœurs du Bon Secours : ensuite, c'était soit l'adoption, soit le placement dans une terribleécole technique. »
« C'ÉTAIT DEVANT MA PORTE »
Mais le home de Tuam recelait un autre secret, plus sinistre encore, furtivement découvert en 1975 par deux gamins du quartier. En cherchant à ramasser des pommes, ils avaient escaladé l'ancien mur d'enceinte du home, étaient tombés sur une dalle qu'ils avaient réussi à soulever. Le visage maigre de Frannie Hopkins, aujourd'hui âgé de 50 ans, se crispe à l'évocation de cet épisode cuisant de son enfance : « La fosse, énorme, était remplie de petits squelettes. J'en ai fait des cauchemars pendant des années, lâche cet ancien militaire qui a servi l'ONU au Liban et au Soudan. J'ai vécu bien des drames. Mais celui-ci est pire : c'était devant ma porte. Des victimes – les mères – ont été traitées en criminelles, leurs enfants sacrifiés. Depuis cinquante ans, beaucoup de gens vivent à côté de ces monceaux de petits ossements. Ils ont préféré ne pas savoir. »
Du bout du pied, l'ancien casque bleu scrute l'herbe grasse qui parsème un sol inégal : « C'est là. » Le home a laissé la place à une vaste aire jeu où les enfants du lotissement miment le Mondial de football en maillots rouge et jaune. Presque invisible, un muret délimite un petit triangle de verdure. Une statue de la Vierge trône au milieu des buissons de chèvrefeuille et d'églantine. Des bouquets de fleurs fraîches, des ours en peluche, complètent le décor de ce mémorial aménagé par des voisins peu après la macabre découverte des années 1970. A l'époque, les enfants, effrayés, avaient raconté leur aventure ; leurs parents avaient appelé un prêtre qui était venu bénir les lieux. Puis l'oubli a fait son œuvre.« Les gens se taisaient alors : ils craignaient l'Eglise. S'ils avaient osé dénoncerles agissements d'un prêtre ou d'une sœur, on les aurait traités de menteurs,commente Frannie Hopkins. Aujourd'hui, l'Irlande est plus diverse culturellement et l'Eglise moins puissante. »
Le secret a néanmoins tenu jusqu'à ce que, en 2013, Catherine Corless établisse le lien entre ses recherches, la découverte des petits squelettes et ce lieu de recueillement improvisé, enclave d'une mémoire enfouie. Aux archives de l'état civil à Galway, elle a fini par obtenir la liste des enfants morts au home de Tuam : 796 décès entre 1925 et sa fermeture, en 1961. Bouleversée, elle l'a confrontée aux registres du cimetière local. A deux exceptions près, aucun nom ne s'y trouve.« Où sont-ils ? », répète-t-elle.
DES ESSAIS DE VACCIN AURAIENT ÉTÉ PRATIQUÉS SUR LES ENFANTS
L'étude des plans cadastraux a fait apparaître qu'une antique fosse septique correspond au lieu de découvertes des ossements d'enfants. D'où sa conviction – près de 800 enfants morts ont été jetés là – et l'immensité du scandale. Apocalyptique, un rapport sanitaire sur le home daté de 1944 confirme cette hécatombe : un bébé de treize mois végète « dans un état pitoyable, émacié, avec un appétit vorace, et probablement déficient mental ». Des dizaines de « bébés en mauvaise santé, qui ne se développent pas », vivent dans des locaux surpeuplés. La mortalité est effarante : un décès par quinzaine pendant près de quarante ans. Les causes de la mort relevées par 796 fiches d'état civil confirment : Patrick Derrane, âgé de cinq mois, est mort de « gastro-entérite » ; Mary Blake d'« anémie » à trois mois et demi ; Matthew Griffin de « méningite » à trois mois… Dernières révélations de la presse irlandaise : des essais de vaccin auraient été pratiqués sur les enfants des homes dans les années 1960.
Depuis que Catherine Corless possède la liste des enfants, une obsession l'habite : inscrire chacun de leurs noms et dates sur une plaque, près de la fosse commune. « Il faut leur rendre leur identité pour leur donner une voix. » Elevée dans la foi catholique, elle se dit aujourd'hui « non religieuse » : « Je crois qu'il existe une force supérieure qui nous aide à faire le bien. Mais ce n'est pas le Dieu dont l'Eglise me parle. » Sa modeste revendication mémorielle a été engloutie par le flot des réactions suscitées par ses révélations.
A Dublin, des associations de défense des personnes adoptées réclament désormais une enquête de l'ONU pour éviter les pressions de l'Eglise ; un référendum constitutionnel sur le droit d'accès aux origines personnelles est envisagé. Quant à la question des réparations financières, elle n'a pas tardé àaffleurer. « L'Etat doit reconnaître le mal qu'il a fait et s'excuser ; c'est lui qui a placé ma mère et toute sa fratrie dans ce home financé par l'argent public où certains sont morts, sous prétexte que leurs parents étaient indigents », tonne Thomas Garavan, professeur à Edimbourg, qui a bataillé contre les servicessociaux pour se découvrir quatre oncles et tantes cachés, tous anciens de Tuam. Il lutte désormais pour reconstituer son ascendance, brisée par de multiples adoptions forcées.
LES DÉMONS DE SON HISTOIRE REFOULÉE
Après l'immense scandale des prêtres pédophiles et celui, retentissant, des Magdalene Laundries, ces blanchisseries où les « filles perdues » étaient contraintes de travailler gratuitement sous la férule de nonnes pour expier leurs péchés (adapté sur grand écran par Peter Mullan dans The Magdalene Sisters, en 2001), les démons de son histoire refoulée secouent à nouveau l'Irlande catholique. Après leur victoire électorale en 1932, les républicains irlandais se sont appuyés sur la toute-puissante Eglise catholique afin d'asseoir leur pouvoir etcontrôler la société. L'exclusion des filles mères relevait alors de l'évidence morale, non seulement pour les clercs, mais pour les politiques et la population.
Lire aussi (en édition abonnés) : Les Blanchisseuses de Magdalen
Dans un pays où plus d'une naissance sur trois a lieu désormais hors mariage et où la pratique religieuse reste élevée mais décline, les Irlandais ont longtemps détourné leurs regards des femmes et des enfants « bannis ». L'évidence s'est transformée en un immense scandale et les silences gênés en de très dérangeantes questions.
Source : Le monde .fr
Philippe Bernard (Tuam (Irlande), Envoyé spécial )
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