Patrick Nussbaum
Après Cabu et Michel Renaud, mercredi, les obsèques de Tignous, Wolinski, Elsa Cayat et Bernard Maris ont eu lieu jeudi.
À Montreuil, au Père Lachaise, au cimetière du Montparnasse,
une foule émue et nombreuse avait tenu à être présente.
Bien avant le début de la cérémonie, ils sont déjà là, sur le parvis de mairie de Montreuil, nombreux, le coeur gros, sous le regard amusé de l’autocaricature de Tignous. Il pleut, on a sorti les parapluies et, comme si tout le monde s’était donné le mot, ils sont de toutes les couleurs, un arc-en-ciel fendant cette vilaine grisaille. Là-haut, dans la salle des fêtes, on a encore peine à croire que c’est Tignous qu’on entoure. Son cercueil a été recouvert de dessins par des copains, des proches, des inconnus venus pour un dernier salut. Sur les écrans, les dessins défilent. Ils disent l’irréligieux, l’homme de gauche, l’éditorialiste au trait féroce. Les notes de jazz d’Ibrahim Maalouf, présent, vacillent entre mélancolie et espérance.
Il y a l’équipe de Charlie, ceux qui restent, chancelants mais debout, ceux de Marianne en larmes. Dans la foule, on aperçoit Jean Solé, cofondateur de Fluide glacial, Jean-François Kahn, la mine sombre, Martine Bulard, du Monde diplomatique, le regard un peu perdu.
Et puis tous ces amis, ces voisins de Montreuil, où Tignous vivait depuis plus de trente ans. Comment trouver les mots, les mots justes, les mots qui apaisent, quand la tuerie signe un basculement aux conséquences si incertaines ? Une vieille femme est là, montreuilloise de toujours, ancienne ouvrière, qui ne connaissait Tignous que par ses dessins. Comme les marcheuses du dimanche 11 janvier, à Paris, elle a planté des tas de crayons de couleur dans son chignon, et aussi une rose rouge. « Comment est-ce possible ? » répète-t-elle encore. Lorsqu’il prend la parole pour ouvrir la cérémonie, le maire de Montreuil, Patrice Bessac, détache chacun de ses mots pour contenir l’émotion : « Tignous n’est pas mort parce qu’il était à la mauvaise place au mauvais moment. Il est mort parce qu’il était le dessinateur talentueux d’un hebdomadaire satirique qui pourfend les empêcheurs du bien vivre-ensemble, les liberticides, les fauteurs de guerre, les oligarques cupides et les fanatiques de tous bords. » L’édile évoque le « fils de la banlieue, amoureux de ses inélégances, de ses plaies, de ses bosses, et surtout amoureux de ses savoir-faire ». Issu d’un milieu populaire, Tignous était « un homme tendre, humble, un homme d’engagements qui n’a jamais oublié d’où il venait », rappelle son épouse, Chloé Verlhac. Elle n’a pas préparé de discours, parce que les discours impliquent des adieux auxquels elle ne peut se résoudre. Chloé parle du père de ses enfants, de l’amour de sa vie rencontré à l’âge de dix-huit ans par quelque hasard orthographique. Une histoire de mots, une histoire d’amour et de combats partagés… « Nous avons un devoir, une responsabilité, pour qu’ils ne soient pas morts pour rien. Ils sont porteurs d’un espoir pour briser les consensus, regagner le droit de ne pas nous taire. Souvenons-nous qu’ils étaient pacifistes, laïques, républicains ! » lance-t-elle. Dans la foule, on se serre pour contenir les larmes. Pourtant, « on ne doit pas être triste », dit Coco, titubant de chagrin, réprimant ses sanglots. « Notre journal va vivre, promet la jeune dessinatrice. Sans toi, sans les autres, ce ne sera plus pareil, mais on continuera sur la même ligne, on ne se laissera pas emmerder par les fachos de tous bords, les culs-bénits ! » Mettre un second genou à terre, c’est risquer de se mettre à prier, met en garde Christophe Alévêque. Pour se donner du courage, il faut bien chanter. L’humoriste lance donc une chanson, de lutte bien sûr, un rageur Bella Ciao, repris en chœur par la foule. « Morto per la libertà… » Pour se donner du courage, il faut bien plaisanter. Même la ministre de la Justice, Christiane Taubira, s’y met, provoquant les rires de l’assistance par l’évocation des dessins de Tignous sur les réformes de la Justice voulues par Sarkozy. Voix douce et verbe haut, la garde des Sceaux parle de liberté de conscience, de justice sociale, d’attention à l’autre, de cette France de Voltaire où on a le droit de rire de tout, et même des religions, de « ce tocsin qui nous rappelle nos ambitions trop souvent abandonnées ». Elle conclut par ces beaux mots d’Éluard : « Tu rêvais d’être libre et je te continue. »
Souvenirs émus, à peine audibles, prononcés entre deux sanglots
Plus tard, lorsque l’inhumation de Tignous a lieu au Père Lachaise, en présence de Fleur Pellerin, Pierre Laurent, Anne Hidalgo, Patrick Apel-Muller pour l’Humanité, Patrick Pelloux invite à porter le flambeau de ses combats. L’écrivain Daniel Pennac explique la genèse du conte que Tignous lui avait demandée, une histoire de pandas évidemment, dédiée à Chloé et à ses enfants. Wolinski l’a précédé là, au son du jazz. La beauté du timbre du saxophone ténor de John Coltrane emplit l’espace et les têtes. Les notes d’Alabama accompagnent un instant de recueillement. Au premier rang, la famille de Georges Wolinski. Autour d’elle ont pris place dans la coupole du crématorium du Père Lachaise les amis, les officiels. Aux côtés de la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, l’ancien ministre et sénateur communiste Jack Ralite. Mais aussi Pierre Laurent, le secrétaire national du Parti communiste. Patrick Apel-Muller, directeur de la rédaction de l’Humanité. Le directeur du Théâtre du Rond-Point, Jean-Michel Ribes, le peintre Ernest Pignon-Ernest, Ivan Levaï, Caroline Fourest, les représentants de l’ambassade de Cuba… Bernard Thibault serre dans ses bras Elsa, la dernière des filles Wolinski. « Ne craquez pas ! Pas maintenant. Soyons des hommes ! » lui lance-t-elle. « C’était un copain, un compagnon de la CGT, nous confie l’ancien dirigeant syndical. Il caricaturait souvent la classe ouvrière, avec affection… » La trompette de Miles Davis enveloppe l’émotion qui étreint chacun des présents. Sur le cercueil de Wolinski, un simple bouquet d’anémones. À côté, posé sur un chevalet, son dernier dessin. Un dessin prémonitoire. Au-dessus d’un lit où un couple s’ébat joyeusement, l’enveloppe charnelle de l’homme s’envole vers les cieux… Bruno Racine, président de la BNF, évoque les longues heures de travail avec Georges, qui, à l’occasion d’une rétrospective consacrée à ses « Cinquante Ans de dessins », fit don de 1 200 de ses œuvres. La BNF enrichit ainsi sa collection de dessins de presse. « Wolinski rejoint Daumier », dit Bruno Racine dans sa sobre allocution. D’autres évoquent des souvenirs plus cocasses, voire salaces, des ventes aux enchères « au profit de (mon) percepteur »… Souvenirs émus, à peine audibles, prononcés entre deux sanglots. Et toujours ces notes de jazz pour ravaler ces larmes de douleur et de colère. Dans l’après-midi, ils sont plusieurs centaines, au cimetière du Montparnasse, pour accompagner Wolinski une dernière fois. « Je suis là parce que Cayat, excusez-moi je l’ai toujours appelée ainsi, m’a sauvé. J’avais prévu de mettre fin à mes jours et elle m’a appris à me faire confiance. Aujourd’hui, je voudrais vous dire que je suis honoré d’avoir rencontré cette femme. Grâce à elle, je vais pouvoir continuer à vivre et à m’émerveiller de cette vie. » Ces mots simples mais lumineux, prononcés par l’un des patients d’Elsa Cayat, la psychanalyste de Charlie Hebdo, auteure d’une chronique bimensuelle, sont chaudement applaudis dans les allées du carré juif du cimetière du Montparnasse. Certains portent la kippa, d’autres un chapeau, d’autres encore vont tête nue à l’abri des parapluies. Tous partagent le même recueillement. Ils sont plusieurs centaines, peut-être un millier, dans un silence seulement troublé par la violence du vent qui fait ployer les branches nues des arbres. On aperçoit les amis du journal meurtri, les dessinateurs Jul et Luz, la chroniqueuse judiciaire de Charlie Hebdo, Sigolène Vinson. Dans l’assistance, des anciens ministres sont là : Jean-Marc Ayrault, Aurélie Filippetti, Arnaud Montebourg.
Elsa Cayat, une femme qui avait soif de comprendre et de transmettre
Les proches d’Elsa Cayat, son compagnon et sa fille Hortense, son père et sa mère, sont entourés avec chaleur. Sans pathos. Mais avec une force extraordinaire. Parlant « d’une ville qui a toujours accueilli les rebelles et les insolents », Anne Hidalgo, maire de Paris, salue « la femme de liberté et son combat laïque ». Pour Patrick Pelloux, un des animateurs de Charlie, Elsa était « une femme d’un optimisme rassurant et aussi un grand médecin, qui tentait de comprendre ce qui se passe entre les deux oreilles des hommes, même les plus barbares ». Témoignages et hommages dessinent le portrait d’une femme qui avait soif de comprendre et de transmettre, une passionnée de romans et de polars qui se délectait des énigmes, « sans doute parce qu’elles visent et sondent de près le cœur et l’esprit des humains ». Dans son métier, « elle n’était ni freudienne ni lacanienne, mais franchement cayatienne », ont dit plusieurs orateurs, parmi lesquels Laurent Lafon, le maire de Vincennes où résident les parents d’Elsa. Avant que le cercueil de chêne soit porté en terre, orné d’une seule rose à peine éclose, Delphine, rabbin qui officiait lors de la cérémonie, imagine que « peut-être, à cette heure, Dieu est installé sur le divan d’Elsa, et qu’elle lui dit de sa voix de fumeuse, comme à son habitude et comme à chaque patient : “Alors, racontez-moi !” ». La veille, Cabu a été enterré dans la plus stricte intimité à Châlons-en-Champagne, sa ville natale. Bernard Maris, « Oncle Bernard », l’économiste de Charlie Hebdo, a été inhumé hier, entouré des siens, à Montgiscard, dans la banlieue toulousaine. Un dernier hommage a été rendu mercredi à l’ancien journaliste Michel Renaud, dans sa ville de Clermont-Ferrand.
l'Humanité.fr
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