En destituant le Bey en 1957 et en proclamant la république, Bourguiba n’a été pendant tout son long règne que le digne héritier du régime qu’il venait de renverser. Trônant à la tête de sa république en monarque absolu, il a vidé les institutions de toute leur substance.
Aucune comparaison avec le présidentialisme gaullien. Quand on reprochait à la Vème république de n’être qu’une sorte de monarchie, De Gaulle la qualifiait d’élective. Si le présidentialisme en France dérive actuellement vers un hyper-présidentialisme asphyxiant, il n’en demeure pas moins que l’ institution judiciaire et le pouvoir législatif gardent l’essentiel de leur autonomie face à l’exécutif. Dans un pays comme la Tunisie tout comme en Afrique noire et dans le monde arabe l’empire a imposé des pouvoirs absolus déguisés en républiques fantoches qu’il corrompt pour mieux les tenir en laisse. Le régime de Ben Ali constitue l’illustration malheureuse d’une telle collusion. Pendant plus de deux décennies, une dictature des plus sanguinaires et des plus corrompues "s’épanouissait" sous le regard bienveillant et complice des États-Unis et de la France.
Ne souffrant aucun contre-pouvoir, fasciné par sa propre image, celle que lui renvoyait son parti unique, Bourguiba, "le combattant suprême", pris d’un délire mégalomaniaque se fait président à vie et part à la dérive dans un désert institutionnel. Pendant la longue maladie du monarque, les luttes intestines pour la succession plongeront le pays dans le chaos le plus total. Le vide politique institué par Bourguiba et son entourage finira par profiter à un militaire anonyme mais bénéficiant du soutien des États-Unis. Le 7 novembre 1987, en fomentant un coup d’état "médical", Ben Ali réussira à rafler le pouvoir sous l’œil médusé des apparatchiks du parti. La Tunisie passe ainsi d’un absolutisme que l’on pourrait qualifier de narcissique vers un absolutisme corrompu. Le père fondateur vient de céder la place au parrain cleptomane. Cependant, le profil du dictateur tunisien n’a rien d’exceptionnel, il est à l’image d’une bonne partie de chefs d’états corrompus et corrupteurs membres du club Françafrique. Ce réseau né avec les indépendances continue à piller les ressources des anciennes colonies grâce à la complicité de dirigeants africains asservis par la métropole. Le voyage à Tabarka puis à Tozeur de Michèle Alliot-Marie et de son compagnon et ministre Patrick Ollier à bord d’un jet privé d’un proche de la famille régnante prouve à quel point les dirigeants français restent fidèles à leurs traditions gaulliennes. Trop sensible, la ministre des affaires étrangères a préféré survoler à haute altitude la misère des "bantoustans" de l’ouest tunisien et les massacres perpétrés par la police de son protégé. En soutenant sa ministre, Nicolas Sarkozy montre qu’il ne dévie pas d’un iota de la politique françafricaine, lui qui quelques semaines après son investiture s’est empressé de décerner la Légion d’Honneur à Robert Bourgi conseillant à ce dernier de rester fidèle à la philosophie de Jacques Foccart.
Assurées de l’impunité que leur garantit leur allégeance à l’empire, les dictatures se livrent à toutes sortes d’exactions, s’enfonçant d’une année à l’autre dans des pratiques criminelles et mafieuses. Un sentiment de pérennité s’empare alors de certaines d’entre elles qui finissent par s’empêtrer dans des paradoxes insurmontables. De la présidence à la présidence à vie voilà que nous assistons depuis quelque temps à l’apparition d’un phénomène incongru, celui des "dynasties présidentielles", celle des Bango, des Moubarak etc...Ben Ali, lui, dont le fils n’a que six ans pensait léguer son héritage à sa femme, la régente de Carthage qui assurerait la transition jusqu’à ce que le prétendant au trône atteigne la majorité. Tout ceci n’a pas l’air, bien entendu, d’offusquer outre mesure les grandes puissances qui préfèrent la continuité à travers des monarchies corrompues et dociles.
Ceux qui parlent de l’avènement de la deuxième république en Tunisie ignorent que ce pays n’a jamais eu réellement de première république.
Malgré les apparences, la destitution du bey correspondait plus à un coup d’état qu’à un changement de régime. Au lieu d’œuvrer à la démocratisation du pouvoir, Bourguiba n’a fait que renforcer l’autoritarisme. Ignorant des lois de l’Histoire, il s’est cru en mesure d’inventer une idéologie. Il a commencé alors par se tailler une histoire nationale sur mesure, se présentant comme le père fondateur de la Tunisie post-coloniale, excluant du coup tous ceux et celles qui ont contribué depuis le 19ème siècle à la lutte anti-coloniale. S’inspirant probablement de la "modernité" occidentale qui a gommé deux millénaires d’histoire pour accoler la civilisation grecque aux temps modernes, le combattant suprême s’aventure loin dans l’antiquité pour s’inventer son mythe fondateur. Après le règne de la légendaire Elissa, princesse de Tyr et fondatrice de Carthage, le temps s’est arrêté et le pays a sombré dans un "moyen âge" obscur qui n’a pris fin qu’avec l’avènement du sauveur au beau milieu du vingtième siècle. Cette vision mythomaniaque martelée pendant des décennies par le "clergé" du parti, par les médias et dans les manuels scolaires n’a presque jamais eu d’impact sur une population bien ancrée dans sa culture. Cependant , lorsque l’idéologique chancelle il finit toujours par céder le pas à la coercition. Le choix du parti unique constitue l’autre volet ayant servi à asseoir l’absolutisme et à exclure toute voix dissonante. Toutes les sensibilités politiques ont été systématiquement éradiquées quelques années après l’indépendance. Le despote n’a pas hésité à commanditer l’assassinat de personnalités politiques et syndicales réfugiées en Europe tels que Salah ben Youssef ou Ahmed Tlili. Le Néo-Destour, ayant servi d’abord de caisse de résonance aux délires du président mégalomane s’est petit à petit emparé de tous les organes de l’état et même de la puissante centrale syndicale. Devenu l’incarnation du pouvoir, le Parti-Etat a vu gonfler ses rangs par des gens guidés plus par leur esprit mercantile que par une quelconque conviction politique. Une masse considérable de privilégiés prendra l’allure d’une classe parasitaire contrôlant le pays sur le plan économique, politique et sécuritaire.
Livrée à la délation et aux violences policières, la société tunisienne s’enfonce dans la médiocrité et la paranoïa. Le parti-Etat, cet édifice échafaudé par Bourguiba évoluera avec Ben Ali vers un pouvoir mafieux.
Au-delà de l’ex-président, de sa famille et de celle de sa femme, la mafiocratie s’étend à toute cette classe parasitaire formée par les cadres du parti disséminés dans les organes de l’état et de la société civile. A partir des années 90, la société sombre dans la corruption, le népotisme et le racket pratiqué d’une manière systématique par le président déchu et sa famille élargie. Un jeune diplômé doit payer cinq mille dinars et plus pour "s’acheter" un emploi alors qu’un homme d’affaire doit accepter de partager avec l’un des membres de la famille régnante pour pouvoir réaliser un quelconque projet . Je crois qu’à ce niveau-là, il faut au moins reconnaître à Ben Ali et au RCD le mérite d’avoir devancé de plusieurs longueurs Condoleezza Rice en instaurant en Tunisie bien avant l’Irak "le chaos créateur". Seule la coercition permet à toute cette faune prédatrice de contrôler la population en érigeant la terreur en système : Près de deux cent mille policiers doublés d’une armée de délateurs surveillant les cafés, les mosquées et les administrations quadrillent systématiquement l’ensemble du territoire.
Voilà que les médias et les dirigeant occidentaux, scandalisés , sortent soudain de leur longue amnésie pour étaler au grand jour les forfaitures du dictateur, de sa famille et même de son parti. Ils oublient toutefois que les crimes de Ben Ali ne se limitent pas à la corruption, aux rapines et à la torture. Ce grand architecte du miracle économique tunisien est félicité par Dominique Strauss-Kahn en personne. Décoré en 2008 par le dictateur, ce dernier déclare : "... l’économie de la Tunisie est saine, c’est un exemple à suivre par les pays émergeants..."
Comment peut-il parler autrement d’un chef d’état qui a ouvert toutes grandes les portes de l’économie tunisienne aux ajustements structurels exigés par le FMI et la Banque Mondiale ! Moins nationaliste que les autres collaborateurs de Bourguiba, Ben Ali s’avère être L’homme de la situation : un pantin aux mains du néo-libéralisme ; son rôle a été d’appliquer la médecine économique mortelle du FMI, laquelle, sur une période de plus de 20 ans, n’a servi qu’à déstabiliser l’économie du pays et à répandre la pauvreté et la désolation. Les émeutes sanglantes du pain de 1984 consécutive au doublement du prix du pain imposé par le FMI ont constitué le point de départ de cette politique meurtrière. A partir de 1990, le capitalisme d’état qui pendant trois décennies a assuré aux classes pauvre et moyenne la gratuité de l’enseignement et des soins a subitement cédé la place au capitalisme le plus sauvage. L’accumulations des emprunts depuis l’indépendance et la hausse subite des taux d’intérêt pendant les années quatre vingt a fini par provoquer une crise de la dette. Pour l’obliger à honorer le service de ses dettes, la Tunisie fut soumise par le FMI et la Banque mondiale à des Programmes d’ajustements structurels (PAS) : privatisation à outrance du domaine public, compression de la main-d’œuvre à tous les échelons de l’économie. L’exemple des mines de phosphate de Gafsa qui il y a quelques années employaient seize mille ouvriers n’offrent plus aujourd’hui que cinq mille emplois illustre bien cette dérive. De son coté, le syndicat ferme l’œil depuis deux décennies laissant toute la latitude à la mafiocratie, aux entreprises nationales et internationales de disposer comme elles l’entendent des masses laborieuses. La sacro-sainte flexibilité devenue dans la bouche de tous ces gens synonyme de précarité. En Tunisie, la « flexibilité » n’est autre que la destruction de l’emploi protégé ; elle consiste à donner davantage de pouvoir aux employeurs pour imposer des salaires plus bas par le biais de formes de travail atypiques tels que les CDD et l’intérim. Les sociétés étrangères ont sauté sur l’aubaine qui leur est offerte, profitant sans vergogne de ces masses de semi-esclaves. C’est ce vivier de main-d’œuvre taillable et corvéable à merci qui allèche tant tous ces prédateurs occidentaux. Vient s’ajouter à tout cela la convertibilité du dinar tunisien qui depuis les années quatre vingt dix permet aux investisseurs de rapatrier tous leurs bénéfices, provoquant une hémorragie de capitaux intenable. Pour compléter le tableau Ben Ali n’a eu de cesse de brader à tours de bras tous les secteurs de l’économie tunisienne au profit d’ investisseurs étrangers. La majorité des Hôtels touristiques ont été privatisés au profit du Groupe ACCORD, club Med, etc, alors que les secteurs des banques, de la santé, de l’agriculture, de la pêche, de l’enseignement, de la presse, de l’internet, des télécommunications, du textile sont tombés entre les mains d’acquéreurs étasuniens, européens et même israéliens. On ne peut donc que comprendre l’affolement de M. Feltman et de eM. Sarkozy surpris par cet élan révolutionnaire. Le chef d’état français, toujours en retard d’une décennie, a même eu l’idée de génie de gratifier les tunisiens d’un ambassadeur d’une rare originalité. Le tact de M. Boris Boillon nous a littéralement ébloui...
Pris sous les tirs croisés du pouvoir mafieux et des finances internationales, les tunisiens ont fini par exploser après vingt trois ans de misère et de terreur érigée en système. Toutes classes confondues, des plus déshérités à la bourgeoisie d’affaires, ils se sont tous unis pour abattre le monstre. L’ayant décapité, beaucoup ont tendance à s’endormir sur leurs lauriers oubliant ses tentacules qui continuent à étouffer dangereusement le tissu social. La révolution n’a pas encore abouti malgré ce que prétendent certains médias. La Tunisie est en situation révolutionnaire menacée par des forces contre-révolutionnaires parfaitement organisées. Le gouvernement provisoire imposé par les français et les étasuniens mais subissant les coups de boutoir incessants des forces révolutionnaires continue depuis plus d’un mois à s’adonner à des exercices de funambulisme éreintants.
Cette révolte selon Sarkozy et Feltman ne doit nullement se transformer en révolution. Il s’agit pour eux de maintenir coûte que coûte la constitution de Ben Ali et de hâter des élections en vue d’une reconduite du régime présidentiel . C’est la raison pour laquelle Feltman s’est implicitement opposé à une remise à plat de l’ensemble des institutions politiques tunisiennes. Il faut dire qu’avec un régime parlementaire, les États-Unis risquent de perdre le contrôle de la situation. Quand le pouvoir n’est plus concentré entre les mains d’un seul homme (le président-monarque) et qu’il est disséminé entre les divers représentants du peuple, il est plus difficile pour les forces néo-libérales d’établir les alliances et de dicter une ligne de conduite politique. Cependant, la contre-révolution se trouve par ailleurs renforcée de l’intérieur. En effet, la grande bourgeoisie, une fois débarrassée de la mafia Ben Ali tente depuis quelque temps de mettre un frein au mouvement. Le patronnât tremble à l’idée que la révolution n’emporte toute la panoplie de lois d’asservissement de la classe ouvrière promulguées pendant le règne du dictateur.
Tous les atermoiements du gouvernement provisoire illégitime avec ses commissions d’enquête ne servent en réalité qu’à noyer le poisson. Le seul objectif de cette équipe se limite à précipiter les élections d’un nouveau président-roi, d’un nouveau dictateur entièrement acquis à la cause néo-libérale.
Tout ce que les tunisiens auront à faire...tout ce que les tunisiens font aujourd’hui est de descendre dans la rue pour déblayer les restes de l’épave !
Tous pour un seul mot d’ordre : imposer au nom de la légitimité révolutionnaire l’élection d’une assemblée constituante , !
Tous pour une constitution républicaine !
Tous pour des institutions républicaines authentiques !
Tous pour l’avènement de la première république tunisienne !
Fethi GHARBI