jeudi 27 août 2015
Claude Cabanes, une noblesse de plume pour servir l’espérance
L’ancien directeur de la rédaction de l’Humanité est mort mardi soir à l’âge de 79 ans. Son élégance , son goût de la polémique,
sa passion pour les mots ont marqué des générations de lecteurs.
« Le tranchant de la lame, l’élégance de la phrase et l’humour souvent ravageur. » Ces mots que Claude Cabanes dédiait à René Andrieu – « un maître, comme l’on dit d’un maître d’armes » – lui allaient comme un gant. Et des gants, il en avait jeté beaucoup, bretteur de la plume et débatteur enflammé sur le plateau de Michel Polac. Celui qui fut de 1981 à 2000 le rédacteur en chef puis le directeur de la rédaction de l’Humanité s’identifiait à son journal, une inextinguible passion avec ce que cela comporte d’exaltations et de douleurs. Jusqu’à ces dernières semaines, refusant de plier le genou devant la maladie, il passait dans mon bureau et lançait : « Il faut que je te fasse un édito un de ces jours. »
« Je porte en moi, intacte et pure comme le diamant, douce comme la peau du ventre d’une jeune femme, brillante comme la lame du meilleur acier, la flamme de la révolte », avait-il écrit dans son journal en novembre 2000. Avait-elle grandi lors de cette entrée au lycée où les fils de bourgeois moquaient ce pensionnaire « aux chaussettes tricotées » ? S’était-elle nourrie de sa passion étudiante pour « les grands textes de la révolte », Sartre, Camus, Rimbaud ou Lautréamont ? Ou bien dans cet épisode d’insoumission qui conduit le deuxième classe hostile à une guerre injuste dans une prison d’Algérie ? Il est difficile de dénouer la part des mots et des mêlées du temps dans le parcours de Claude Cabanes.
Rien d’anodin à ce que son dernier texte publié dans l’Humanité fut un cri d’indignation contre la volonté d’effacer la résistance communiste de l’histoire. Elle marqua si profondément l’enfant dont le père, colonel FTP, avait guerroyé dans le Sud-Ouest. Un héros si proche et si lointain quand les parents déchirés se disputent sa garde. Finalement confié à sa mère – institutrice vouée à la littérature, occitaniste raffinée qu’admirait l’écrivain Félix Castan, féministe –, Claude Cabanes vécut une enfance gersoise au milieu des femmes de sa famille. On en déduirait peut-être facilement que son goût pour la haute couture à quoi il fait sa place dans les colonnes de l’Humanité et son intérêt pour la corrida tenaient à ces deux pôles d’aimantation.
Sorti de l’université avec un doctorat de droit public, militant communiste en 1962, il était devenu un dirigeant de la fédération du PCF dans le Val-de-Marne, militant professionnel, le matin aux portes des usines, le soir dans des porte-à-porte ou des réunions enfumées. Mais, sans doute, l’art des mots, griffés noir sur blanc, lui manquait-il. Entré à l’Humanité en 1971, passant de l’hebdomadaire au quotidien, alternant les rubriques culturelles et politiques, Claude Cabanes devint vite un de ses noms que retiennent les lecteurs. « C’est grisant de brasser le monde », confiait-il et, lui qui avait vu l’Humanité brûlée au pied de l’amphi de son université par les partisans de l’Algérie française, revendiquait le statut de journaliste communiste. « Je ne crois pas, affirmait-il à l’Événement du jeudi, au mythe de l’objectivité et de l’indépendance (…). Il n’y a pas la vérité, les faits, mais de la contradiction. » Et il répliquait à ceux qui le titillaient sur une écriture engagée : « Il me semble d’abord que la littérature est engagée, comme on disait autrefois, du fait qu’elle s’écrit avec des mots. Or les mots ont un pouvoir d’action sur le monde : ils le transforment. Ce sont les mots de la Bible, de la Déclaration des droits de l’homme, du Manifeste communiste qui ont soulevé des montagnes. »
« Tenir tête à la cruauté du monde. » C’est sur cette selle-là que galope sa plume et qu’il ne vide jamais, même quand les salons parisiens lui ouvrent leurs portes, fascinés/révulsés par ce séducteur qui sait aussi faire du communisme un dandysme, une élégance, une culture, un drame parfois qu’il balaie d’une citation de Roger Vaillant : « La recherche (du bonheur) est une tâche difficile et héroïque. » Son accent d’Armagnac le fait reconnaître des auditeurs et des téléspectateurs. Le service public ayant mis le pluralisme sous clé, il poursuit ses confrontations de micro sur RTL, dans On refait le monde, désormais animé par Marc-Olivier Fogiel.
En 1982, il devient membre du Comité central du PCF – il restera membre du parlement du Parti jusqu’en 2003 – comme une annonce de la responsabilité qui lui échoira deux ans plus tard à la tête de la rédaction de l’Humanité. Roland Leroy l’a choisi pour l’ouverture qu’il pouvait apporter au quotidien ; Georges Marchais l’a adoubé. Et Claude Cabanes s’y est attaché, exercice délicat où il faut garder l’âme et l’esprit du journal, la fidélité des lecteurs et conquérir de nouveaux rivages. Il le fit parfois jusqu’à trébucher – joutant rudement avec qui le contredisait en interne – et souvent avec succès.
On se souvient peu que l’Humanité fut ainsi le premier quotidien français à publier à sa une l’Origine du monde, de Gustave Courbet. Avec son ami Michel Boué, il fit rentrer les créations étincelantes de Saint Laurent et de Lacroix dans des colonnes où l’on se méfiait du luxe et les ouvrit aussi à la liberté des mœurs, tandis que, goût pour la polémique aidant, il frappait de pointe et d’estoc les abandons du mitterrandisme, le « règne de la marchandise et du néant », « l’abjection molle » du moment, ainsi qu’il le lança dans un portrait de Libération. Il fut de ceux qui permirent à l’Humanité – et il tira bien des bords dans cette navigation – de se dégager du corset de l’organe central de parti pour une métamorphose en journal communiste, ouvert aux curiosités des femmes ou hommes de gauche. Il avait retenu cette image pour son projet en 1999 : « Quand les hommes s’intéresseront aux hommes. » Sous son profil de condottiere, il recherchait une noblesse de plume (loin des affaissements voraces de la noblesse de robe), mise au service d’une espérance, tendu dans cette trajectoire perturbée par des cahots sanglants. Le train fou de l’actualité lui a longtemps permis de différer une envie que paralysaient les statues des commandeurs de la littérature. Au premier rang desquels Aragon, longtemps lu « comme un voleur ». « Après tout, écrivit-il, nous sommes de la même famille et nous avons partagé le même cauchemar. Il ne faut pas en vouloir aux enfants de fouiller dans les malles du grenier. »
Mais le poids écrase, le grand fleuve littéraire emporte, et il est aisé de se perdre dans les plis des étoffes somptueuses de la langue de l’auteur du Traité du style. Ce n’est qu’après avoir quitté ses responsabilités (tout en restant éditorialiste) qu’il publie en 2005 son premier roman, le Siècle dans la peau (chez Maren Sell). Cette peau, c’est celle qu’il lui fallut durcir pour traverser le siècle, mais aussi celle entrevue dans un croisement de jambes sous la jupe. Par quoi, c’est plutôt vers Roger Vaillant qu’il regarde. Ce livre paya la dette qu’il avait à son propre égard et il ne prolongea pas « l’orgie du roman » (1).
Durant les derniers mois où la corne du cancer cherchait l’homme, Claude accueillait ce combat avec lucidité, un stoïcisme romain et le souci d’épargner son entourage, sa femme Marylène et ses trois enfants. Avec toujours, une démangeaison à la pointe de la rapière, quand nous évoquions l’actualité.
http://www.humanite.fr/claude-cabanes-une-noblesse-de-plume-pour-servir-lesperance-582340
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