Nul ne savait quand il arriverait à Santiago-du-Chili. ni ce qu’il y ferait un président des États-Unis dont l’un de ses devanciers avait commis le crime sinistre de fomenter le renversement et la mort de son président héroïque, les horribles tortures et l’assassinat de milliers de Chiliens.
Je me suis efforcé parallèlement de suivre les nouvelles qui parvenaient de la tragédie au Japon et de la guerre brutale déclenchée contre la Libye, tandis que l’illustre visiteur proclamait l’ « Alliance entre égaux » dans la région du monde qui connaît la pire distribution de la richesse.
Tiraillé entre tant de choses, j’ai eu un moment d’inattention et j’ai raté le banquet somptueux servi à des centaines de personnes à partir des choses exquises dont la Nature a doté les mers et qui, s’il tenait tenu dans un restaurant de Tokyo où l’on paie jusqu’à trois cent mille dollars un thon rouge frais, aurait coûté au bas mot dix millions de dollars.
C’était trop de travail pour un jeune de mon âge. J’ai écrit de brèves Réflexion et j’ai dormi de longues heures.
Ce matin, donc, j’étais en pleine forme. Comme mon ami n’arriverait en El Salvador qu’à midi passé, j’ai demandé des dépêches de presse, des articles d’Internet et d’autres textes frais arrivés.
J’ai d’abord constaté que, par ma faute, les dépêches de presse avaient donné de l’importance à ce que j’avais dit dans ces Réflexions au sujet de ma responsabilité de premier secrétaire du parti. Une rapide explication, donc.
Concentré sur l’ « Alliance entre égaux » de Barack Obama, un point d’une grande importance historique – je parle sérieusement – je ne me suis même pas rappelé que le congrès du parti aura lieu en avril prochain. Mon attitude à cet égard a été d’une logique élémentaire. Quand j’ai compris la gravité de mon état de santé, j’ai fait ce que je n’avais pas eu à faire après ma douloureuse chute à Santa Clara : le traitement avait été dur, mais ma vie n’était pas en danger. Quand, en revanche, j’ai rédigé ma « Communication au peuple cubain » du 31 juillet 2006, j’étais conscient que mon état était extrêmement critique. J’ai donc démissionné sur-le-champ de toutes mes fonctions publiques et ajouté quelques instructions pour rassurer et tranquilliser la population. Il ne me semblait pas nécessaire de renoncer, un par un, à chacun de mes postes.
À mes yeux, la fonction politique la plus importante était celle de premier secrétaire du Parti auquel l’autorité suprême correspond, par idéologie et par principe, à une étape révolutionnaire. Mes autres responsabilités étaient celles de président du Conseil d’État et de président du Conseil des ministres, sur élection de l’Assemblée nationale. Il existait un substitut pour ces deux postes, non en vertu de la parenté, que je n’ai jamais considérée comme source de droit, mais en vertu de l’expérience et des mérites.
Le grade de commandant-en-chef, c’est la lutte même qui me l’avait conféré, plus par hasard que par mérites personnels. À une étape postérieure, la Révolution a confié la direction de toutes les institutions armées au président, une fonction qui doit revenir à celui qui est premier secrétaire du parti, car c’est là à mon avis la décision correcte dans un pays comme Cuba qui doit faire face à un obstacle aussi considérable que l’Empire étasunien.
Depuis notre précédent Congrès du parti, quasiment quatorze ans se sont écoulés qui ont coïncidé avec la disparition de l’URSS et du camp socialiste, avec la Période spéciale et avec ma maladie.
Après avoir récupéré en partie ma santé, il ne m’est pas venu à l’idée que je devais renoncer formellement et expressément à chacune de mes fonctions. J’ai accepté durant cette période l’honneur d’avoir été élu député à l’Assemblée nationale, une responsabilité qui n’exigeait pas ma présence physique et d’où je pouvais faire part de mes idées.
Comme j’ai maintenant plus de temps que jamais pour observer, m’informer et exposer des points de vue, je remplis modestement mon devoir de me battre pour les idées que j’ai défendues tout au long de ma vie.
Je prie mes lecteurs de m’excuser du temps perdu à cette explication, mais les circonstances m’y obligent.
Car je n’oublie pas que le point le plus important est l’alliance insolite que l’illustre président des États-Unis propose entre millionnaires et crève-la-faim.
Les personnes bien informées – qui connaissent par exemple l’histoire de notre sous-continent, de ses luttes, voire celle de Cuba défendant contre l’Empire la Révolution qui, comme Obama lui-même l’a reconnu, « a duré plus longtemps que lui-même » - s’étonneront assurément de cette proposition.
Le président étasunien, on le sait, est un bon faufileur de mots, ce qui, de pair avec la crise économique, la montée du chômage, la perte de logements et la mort de soldats dans les guerres insanes de Bush, l’a aidé à remporter la victoire.
Tout compte fait, je ne m’étonnerais pas qu’il soit l’auteur de cette appellation ridicule dont on a affublé la tuerie en Libye : « Aube de l’odyssée », qui doit faire trembler les restes d’Homère et de ceux qui contribuèrent à forger la légende contenue dans le fameux poème grec, quoique j’admette la possibilité que ce soit une création des chefs militaires qui manient les milliers d’ogives nucléaires par lesquelles un simple ordre du Prix Nobel de la paix peut décréter la fin de notre espèce.
Les ambassades étasuniennes ont distribué partout des copies du discours qu’il a adressé, depuis le Centre culturel Palais de la Monnaie, aux Blancs, aux Noirs, aux Indiens, aux métis et non-métis, aux croyant et incroyants des Amériques, et qui a été traduit et divulgué par Chile TV, par CNN, et, j’imagine, par d’autres émetteurs en d’autres langues.
Il est dans le style de celui qu’il a prononcé, à sa première année de mandat, au Caire, la capitale de son ami et allié Hosni Moubarak, dont un président étasunien est censé savoir qu’il volait des dizaines de milliards de dollars à son peuple.
« Le Chili prouve qu’il n’y a pas de raisons que nous soyons divisés par la race ou la religion ou par des conflits ethniques… », a-t-il assuré, biffant ainsi le problème américain d’un trait de plume.
Il parle ensuite, presque aussitôt, de « ce cadre merveilleux, à quelques pas de là où le Chili a perdu sa démocratie voilà plusieurs décennies… » Évoquer le coup d’État, l’assassinat du digne général Schneider ou le nom glorieux de Salvador Allende, comme si Washington n’avait absolument rien à voir avec ça, lui écorcherait la bouche…
En revanche, il a prononcé plusieurs fois le nom du grand poète Pablo Neruda, dont la mort fut accélérée par le coup d’État et dont il a cité le vers : « Nos guides de départ sont la lutte et l’espérance. »
Alors, là, j’ai été soufflé des profondes connaissances historiques dont fait preuve Obama presque dès le début de son discours ! Un conseiller irresponsable aurait-il donc omis de lui expliquer que Neruda était un militant du Parti communiste chilien, un ami de la Révolution cubaine, un grand admirateur de Simón Bolívar qui renaît tous les cent ans, un inspirateur du Guérillero héroïque, le Che Guevara ?
Après plusieurs paragraphes insignifiants, il reconnaît :
« Je sais que je ne suis pas le premier président des États-Unis à promettre un nouvel esprit de partenariat avec nos voisins latino-américains… je sais qu’il y a eu des époques où les États-Unis n’ont peut-être pas fait grand cas de cette région. »
« …l’Amérique latine n’est plus ce cliché éculé d’une région constamment en conflit ou attrapée dans des cycles de pauvreté interminables.
« …En Colombie, de grands sacrifices de la part des citoyens et des forces de sécurité ont permis de restaurer un niveau de sécurité sans précédent en plusieurs décennies. »
Bien entendu, là-bas, pas de trafic de drogues, pas de paramilitaires, pas de fosses clandestines.
Pour lui, la classe ouvrière n’existe pas, pas plus que les paysans sans terre, ni les analphabètes, ni la mortalité infantile et maternelle, ni ceux qui perdent la vue ou qui sont victimes de parasites comme dans la maladie de Chagas ou de bactéries comme dans le choléra :
« De Guadalajara à Santiago et à Sao Paulo, une nouvelle classe moyenne demande davantage de soi-même et des gouvernements.
« […] quand un coup d’État au Honduras a menacé le progrès démocratique, les nations du continent ont invoqué unanimement la Charte démocratique interaméricaine, ce qui a contribué à jeter les fondations du retour à la légalité. »
La véritable raison de ce discours merveilleux d’Obama apparaît sans conteste à mi-discours :
« …l’Amérique latine est en train de devenir tout simplement plus importante pour les États-Unis, en particulier pour notre économie. […] Aucun autre pays n’achète plus de vos produits, plus de vos biens que nous, aucun autre pays n’investit plus que nous dans cette région.
« Par exemple, nous exportons en Amérique latine le triple de ce que nous exportons en Chine. Nos exportations dans cette région-ci… augmentent plus rapidement que dans le reste du monde. »
Mais peut-on vraiment en conclure, comme il le fait ?
« Bref, plus l’Amérique latine sera prospère, et plus les États-Unis le seront. »
Il consacre ensuite des phrases insipides aux faits réels :
« Mais soyons honnêtes et admettons… que le progrès dans les Amériques ne va pas assez vite. En tout cas, pas pour les millions de personnes qui endurent l’injustice de la pauvreté extrême. Pas pour les enfants des bidonvilles et des favelas qui veulent seulement avoir les mêmes chances que tous les autres. […]
« […] Le pouvoir politique et économique est trop souvent concentré en quelques mains, au lieu de servir à la multitude. […]
« Bien entendu, nous ne sommes pas la première génération à devoir relever ces défis. Voila cinquante ans ce mois-ci, le président John F. Kennedy avait proposé une ambitieuse Alliance pour le progrès. […]
« La gageure du président Kennedy se maintient : "Bâtir un continent où tout le monde puisse aspirer à un niveau de vie viable, convenable, où tout le monde puisse vivre d’une manière digne et libre." »
Il est incroyable qu’on vienne nous raconter de telles fadaises qui constituent une insulte à l’intelligence humaine.
Forcément, il n’a pas pu ne pas parler, entre autres grandes calamités, d’un problème causé par le colossal marché que représentent les USA en drogues et en armes :
« Les gangs de criminels et de trafiquants de drogues constituent une menace non seulement à la sécurité de nos citoyens, mais encore au développement, parce qu’ils font fuir les investissements dont les économies ont besoin pour prospérer ; et ils menacent directement la démocratie, parce qu’ils alimentent la corruption qui ronge les institutions de l’intérieur. »
Et d’ajouter à contrecœur :
« Mais nous ne briserons jamais l’emprise des cartels et des gangs tant que nous ne nous attaquerons pas aux facteurs sociaux et économiques qui nourrissent la criminalité. Nous devons toucher les jeunes en danger avant qu’ils ne se tournent vers les drogues et le crime. […]
« …en tant que président, j’ai dit clairement que les États-Unis partageaient et acceptaient leur part de responsabilité dans la violence issue de la drogue. Après tout, la demande de drogues, y compris aux États-Unis, actionne cette crise. Voilà pourquoi nous avons mis au point une nouvelle stratégie de contrôle de la drogue axée sur la réduction de la demande à travers l’éducation, la prévention et le traitement. »
Il se garde bien dire, par exemple, qu’au Honduras 76 habitants sur 100 000 meurent à cause de la violence, soit dix-neuf fois plus qu’à Cuba où ce problème n’existe pratiquement pas malgré la proximité des États-Unis.
Après avoir aligné un certain nombre de balivernes de ce genre – sur les armes saisies en route vers le Mexique, sur le Partenariat transpacifique, sur la Banque interaméricaine de développement dont il dit que son pays s’efforce d’accroître le nouveau « Fonds de croissance des Amériques à partir de microcrédits », après avoir promis de créer de nouvelles « voies de prospérité » et avoir prononcé d’autres termes tout aussi grandiloquents en anglais et en espagnol, Obama en revient à ses promesses farfelues d’unité continentale, puis tente d’impressionner ses auditeurs par les risques des changements climatiques :
« …Et si quelqu’un doute de l’imminence des changements climatiques, il lui suffit de regarder pas plus loin que dans nos Amériques, depuis les tempêtes plus fortes dans les Caraïbes jusqu’à la fonte des glaciers dans les Andes, en passant par la disparition de forêts et de terres arables dans tout la région. »
S’il avait du moins le courage de reconnaître que son pays est le plus grand responsable de cette tragédie...
Puis il annonce fièrement :
« …les États-Unis travailleront avec des partenaires dans cette région, dont le secteur privé, afin d’accroître la quantité d’étudiants étasuniens en Amérique latine à 100 000, et la quantité d’étudiants latino-américains aux États-Unis à 100 000. »
On sait combien coûtent des études de médecine ou de quoi que soit dans ce pays, qui se livre par ailleurs à un vol de cerveaux éhonté.
Tout ce verbiage pour conclure sur des louanges à l’OEA, que notre ministre des Relations extérieures, Raúl Roa, avait taxée de « ministère des Colonies yankees » quand, dans une mémorable dénonciation au nom de notre patrie aux Nations Unies, il avait informé que l’administration étasunienne avait, le 15 avril 1961, fait bombarder notre territoire par des B-26 peints à nos couleurs. Une action ignominieuse qui aura cinquante ans dans vingt-trois jours.
Obama était convaincu d’avoir parfaitement préparé le scénario pour proclamer son droit à s’ingérer dans notre pays. Il avoue sans fard
« avoir permis aux Étasuniens d’envoyer de l’argent à Cuba afin que les gens puissent avoir un certain espoir économique et devenir plus indépendants des autorités cubaines. Allant plus loin, nous continuerons de chercher des moyens d’accroître l’indépendance du peuple cubain qui a droit à la même liberté que tous les autres sur ce continent. »
Il reconnaît ensuite que le blocus fait du tort à Cuba, prive son économie de ressources. Pourquoi ne reconnaît-il pas que les intentions d’Eisenhower et l’objectif explicite des États-Unis étaient justement d’obtenir la reddition du peuple cubain par la faim ? Pourquoi le maintient-il ? Combien de centaines de milliards de dollars les États-Unis doivent-ils verser à notre pays à titre d’indemnités ? Pourquoi continue-t-il d’emprisonner les cinq héros cubains qui luttaient contre le terrorisme ? Pourquoi n’applique-t-il pas la loi d’Ajustement cubain à tous les Latino-Américains afin que des milliers d’entre eux ne soient pas tués ou blessés en tentant de franchir la frontière que les USA ont imposée au Mexique après lui avoir volé plus de la moitié de son territoire ?
Je prie le président étasunien de me pardonner ma franchise. Je n’ai aucune hostilité envers lui ni envers son peuple. Je fais simplement mon devoir de dire ce que je pense de son « Alliance entre égaux ».
Les États-Unis ne gagneront rien à créer et à promouvoir dans notre pays le métier de mercenaire. Je puis assurer que les jeunes qui sortent excellemment formés de notre Université des sciences informatiques s’y connaissent bien plus en Internet et en informatique que le Prix Nobel et président des États-Unis.
Fidel Castro Ruz
Le 22 mars 2011
21 h 17
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