De Frédéric Lordon
jeudi 20 septembre 2012
L'austérité institué en traité , entre dans les constitutions , ainsi les peuples foncent à leur mort plus surement qu'avec un fusil sur la tempe...
L'austérité , mais dans le calme
De Frédéric Lordon
De Frédéric Lordon
Le « jeu de la mauviette » (chicken game) est un jeu de con : deux voitures se précipitent l’une vers l’autre, le premier conducteur qui dévie de la ligne pour éviter la collision est la « mauviette ». Il existe cependant une version « Fureur de vivre » plus stupide encore : les deux voitures parallèles fonçant vers un précipice, le dernier qui s’éjecte de la voiture pour ne pas faire le grand saut a gagné. On notera que dans cette version-là, les deux voitures sont perdues à coup sûr et le cas échéant un conducteur (ou deux) avec – death without a cause.
C’est à cette merveille d’intelligence que la zone euro semble avoir décidé de s’adonner depuis trois ans – en tout cas jusqu’à la réunion de la Banque centrale européenne (BCE) du 6 septembre. Les pays en détresse n’ont même pas à appuyer sur l’accélérateur, ils roulent tout seuls vers l’abîme et à tombeau ouvert. A leur côté, la BCE, qui peut les sauver, roule en parallèle mais en les regardant sans rien faire tant qu’elle n’aura pas la certitude que les « assistés » s’engagent irrévocablement dans un programme d’austérité – c’est-à-dire à souffrir mort et passion… A ce compte-là, les pays en difficulté entraînent toute la zone euro dans l’effondrement, le seul moyen qu’aient trouvé les institutions européennes de les « aider » les tuant plus sûrement. La BCE quant à elle ne bouge pas, tétanisée par les querelles byzantines de définition de son mandat, et prête à n’intervenir inconditionnellement qu’au tout dernier moment – c’est-à-dire trop tard. Pendant ce temps le bord du gouffre se rapproche gaillardement…
« Aléa moral » est le nom technique donné à la méfiance interne qui ravage une Europe méritant chaque jour un peu moins le nom d’Union – à supposer qu’elle ait jamais pu le revendiquer. Car la dissociation est partout : entre les Etats, entre les institutions – et puis aussi, plus grave, entre les peuples (Allemands contre Grecs, Grecs contre Allemands, Finlandais ayant soupé de l’Europe et des Européens, extrêmes droites un peu partout… L’Europe demandait à être jugée à l’aune de la paix et de l’amitié entre les peuples, nous y sommes…) En tout cas, voilà maintenant les Etats dominants prisonniers du piège qu’ils ont eux-mêmes armé : l’Allemagne et ses affidés, s’appuyant sur la contrainte des marchés obligataires, mais autant de leur propres penchants, imposent à toute la zone euro des politiques d’austérité dont on pouvait savoir dès 2010 qu’elles iraient infailliblement à l’échec – c’est d’ailleurs cette catastrophe annoncée qui s’actualise comme au ralenti depuis deux ans, portée par l’implacable tempo de la macroéconomie.
Alignée sur l’Allemagne (à quelques détails près), la BCE ne redoute rien tant que les Etats aidés ne s’abandonnent à une molle langueur et cessent leurs « efforts » de « réforme » sitôt qu’on les aura allégés d’un peu de pression. Faire pression : voilà le maître-mot, l’obsession des Etats dominants et des institutions européennes à l’encontre des Etats en difficulté ; les maintenir sous pression, oui sous une saine pression, seul moyen de leur faire faire enfin un peu de « réforme » ; c’est pourquoi à la pression des marchés obligataires qui coupent l’accès au refinancement des Etats, on ajoutera la pression auxiliaire du secours européen refusé ou atermoyé, pour que, bien pris à la gorge, les « assistés » n’aient plus d’autre solution que de se jeter dans les pattes de la conditionnalité – et alors tout y passe : effectifs et rémunérations de la fonction publique, équarrissage de la protection sociale, notamment des retraites, déréglementations inespérées (des professions protégées, du marché du travail), privatisations à gogo, un régal. Il ferait beau voir dans ces conditions que la BCE intervienne tant soit peu en avance, au risque que les intéressés retrouvant un peu d’air n’aient plus le goût de l’apnée volontaire.
Mais voilà où la gestion malavisée de l’aléa moral rejoint – rejoignait ? – lechicken game (à la con) : 1) la BCE refuse d’intervenir car il n’y a, par construction, aucune conditionnalité accompagnant son action : la banque centrale ne noue pas de relation avec des Etats mais s’adresse à l’open market ou bien aux banques ; 2) plus la BCE tente de maintenir son bras de fer, plus les Etats fragiles se rapprochent du point de bail-out, c’est-à-dire du passage par la case FESF (le Fonds européen de stabilité financière [1])… précisément là où la BCE veut les envoyer, puisque le FESF, lui, dispose des armes de la conditionnalité ; or 3) si le FESF a su absorber les sauvetages grecs, irlandais et portugais, il en irait tout autrement si l’Espagne et l’Italie se présentaient au guichet ; 4) la BCE voit se rapprocher le bord du précipice mais ne veut pas sauter de la voiture en premier, elle attend le point de catastrophe, celui où tout explose pour de bon puisque tant qu’on n’y est pas totalement, il reste, par définition, une possibilité que les assistés potentiels s’avouent des assistés réels – et, réduits à toquer à la porte du FESF, se laissent saisir par la conditionnalité.
Evidemment, tout aurait été plus facile, et pour tout le monde, si la BCE était intervenue dès le départ pour racheter les dettes souveraines et éviter les envolées absurdes de taux qui ont précipité certains Etats dans des situations impossibles. Mais pour la BCE, bien d’accord en cela avec l’Allemagne, « plus facile », c’est toujours « trop facile ».
Comme on l’a fait remarquer dès le début, le jeu idiot a pour désagréable propriété de menacer jusqu’à l’intégrité du « gagnant ». La chose n’a pas échappé à la BCE qui s’est trouvée mise sous tension croissante à mesure de ses propres refus. Car abandonner les pays en difficulté, sous prétexte de les forcer à la vertu macroéconomique (en les contraignant à l’ajustement structurel), a eu pour unique résultat de répandre la pourriture dans la zone euro au point où l’existence même de la monnaie unique s’est trouvée mise en jeu. Qui eût cru il y a encore cinq ans que les dirigeants européens auraient à se fendre de déclarations solennelles pour jurer que « l’euro est irréversible » et que « tout sera fait pour qu’il en soit ainsi » ? Comme pour la vertu de la femme de César, il est à craindre qu’il ne soit trop tard quand la question est simplement posée. Or la BCE veut bien jouer au chicken game mais pas jusqu’au bout tout de même puisque, mine de rien, avec la survie de l’euro, il y va… de la sienne propre ! Plus d’euro, plus de BCE : c’est un argument que même la BCE comprend.
Et qui lui donne à penser. Davantage qu’à l’Allemagne, en passant, à propos de laquelle on pourrait assez facilement construire une rationalité d’abandon de la monnaie unique et de retour au mark – certes beaucoup d’exportations perdues à la clé, mais au moins le respect enfin garanti à nouveau des sacro-saints principes de la politique monétaire ; on propose d’ailleurs à ce sujet la conjecture suivante : si l’Allemagne se trouve un jour en situation de devoir faire un choix exclusif entre l’euro et ses principes, elle choisira ces derniers (c’est-à-dire un néo-deutschmark).
La BCE en revanche n’a à choisir qu’entre l’être et le néant… Or, comme toute institution – comme toute chose – elle aspire à persévérer dans son être. C’est pourquoi elle se trouve à gérer des compromis extraordinairement délicats entre 1) son désir de survie, 2) ses principes constitutifs, et 3) ses puissances tutélaires – essentiellement l’Allemagne. Il lui faut donc trouver l’étroit passage qui lui permettrait de sauver l’euro (et elle avec…) (objectif 1) ; tout en accordant le moins possible aux Etats en difficulté, mais un peu quand même, car à simplement prolonger la stratégie de ces dernières années, tout finira au chaos (objectif 2) ; accorder « un peu », donc, mais pas trop au risque que ce soit toujours trop pour l’Allemagne (objectif 3) qui, par Bundesbank interposée dit non à tout (et elle peut se le permettre sans risquer de cesser d’exister).
On en était là lorsque Mario Draghi a choisi de faire un pas plus résolu du côté de sa survie – c’était le 26 juillet et la déclaration qu’il était prêt à fairetout ce qu’il faudra pour sauver l’euro, « believe me », a suffisamment frappé les esprits. Il aura fallu tout de même un bon mois pour que la BCE joigne le geste à la parole et se décide, le 6 septembre, à annoncer un programme d’intervention illimité sur les marchés secondaires des titres souverains attaqués (dit OMT pour Outright Money Transaction). De cette sortie, promise à des effets retentissants et cette fois plus durables que le programme LTRO [2] en direction des banques, le commentariat européiste s’empresse déjà de chanter qu’elle a sauvé l’euro – Eric Le Boucher dans un élan de bonheur à la limite de l’humidité ne s’exclame-t-il pas : « Que de bonnes nouvelles venues d’Europe ! » [3] Du point de vue des populations malheureusement il y a matière à se demander ce qu’il faut vraiment penser de la « bonne nouvelle » et si, pourtant longtemps appelée, cette intervention de la BCE n’est pas en fait la pire des solutions : celle qui stabilise le système tout en maintenant intacts ses catastrophiques fonctionnements internes.
A l’évidence le programme OMT a pour finalité de contrôler les taux d’intérêt souverains et d’éviter les embardées que leur imposent les paniques spéculatives autoréalisatrices. Mais sur quelles échéances et pour viser quelle valeur-consigne ? Seules les maturités entre un an et trois ans seront soulagées, manière de dire que les taux de refinancement souverains redeviendront humains pour un petit moyen terme seulement – il ne s’agirait pas que les Etats s’imaginent pouvoir sécuriser de la ressource financière bon marché à dix ans… Des taux « humains » mais de combien au juste ? Cela, on ne le saura pas. La BCE a refusé d’indiquer des valeurs-cibles auxquelles ramener les taux d’intérêt, une autre façon de maintenir le rapport de force dans la gestion de l’aléa moral puisque les Etats ne pourront jamais jouir d’avance d’un coût de ressource garanti, et que la BCE se réserve la latitude de les menacer de nouveau si jamais ils ne se tenaient pas à carreau – soit repartir pour une manche de chicken game…
Disons également que cette incertitude a sa part de vertu quand elle s’exerce en direction des marchés financiers qui, ne connaissant pas les cibles de la BCE, se sentiront toujours exposés au risque de l’avoir dépassée et de se faire « taper » par une intervention blitz. Ceci mis à part, la BCE fait donc tout pour garder les Etats fautifs « dans sa main » – et pour avoir la possibilité de serrer à la moindre incartade. Elle fait même davantage encore puisque les interventions OMT ne se feront qu’à la condition d’expédier le pays bénéficiaire dans les pattes du FESF, c’est-à-dire de la Troïka et de ses humanistes. Comble presque esthétique de l’empapaoutage, du fait même du programme OMT on verra peut-être certains pays passer par la case « conditionnalité » mais sans toucher les euros du FESF ! – puisque la BCE « les aide déjà »…
Si l’on n’avait en tête la longue permanence de l’Allemagne dans ses obsessions monétaristes, on finirait presque par se demander quelle aberration a retenu si longtemps la BCE de jouer ce coup en fait assez efficace. Assez efficace, il l’est car il a la propriété d’opérer la pire des stabilisations possibles, la stabilisation du « système » seul, entendre par là l’attelage mi-conflictuel mi-complice des marchés et des politiques européennes orthodoxes – les populations n’entrent pas dans cette définition du système. Présumant que, même si elle ne le dit pas, la BCE doit avoir une petite idée des taux plafonds, la finance va cesser de s’emballer et revenir au calme ; de leur côté, persuadés que ces taux plafonds seront fixés suffisamment haut pour ne pas rendre la vie trop facile aux Etats bénéficiaires, le cartel orthodoxe est bien assuré que l’agenda néolibéral de l’austérité reste d’une inaltérable actualité.
Nous voilà donc entrés dans ce qu’on pourrait appeler un régime d’austérité sub-atroce, en fait le pire de tous, en tout cas du point de vue du « hors système » – les populations. Sub-, car à l’évidence, à objectif de déficit équivalent, la restriction est un peu moindre avec des taux d’intérêt de 4 % que de 7-8 % (ou plus). Mais -atroce toujours car, tout autant d’évidence, les programmes d’ajustement structurel ne connaîtront pas le moindre ralentissement significatif. Il devrait donc être bien clair que les contradictions profondes des politiques économiques européennes demeureront, parfaitement inentamées : la coordination des restrictions nationales continuera de produire sans coup férir la récession régionale. Mais dans un environnement financier (temporairement) déshystérisé par les stabilisateurs du programme OMT.
Combien de temps en durera l’effet sédatif, nul ne peut le dire avec certitude. Mais, avec une bonne probabilité, suffisamment longtemps pour désamorcer la dynamique d’explosion de l’euro telle qu’elle menaçait de devenir critique depuis cet été. Voilà donc le splendide résultat que va produire, un temps, l’intervention de la BCE : en lieu et place de l’austérité tout court, l’austérité dans le calme – dans le calme des marchés bien sûr. Dans ce petit moyen terme, les populations, qui n’avaient plus pour elles que les espérances paradoxales du pire, c’est-à-dire la perspective d’en finir avec leurs souffrances par l’effondrement endogène de la construction monétaire européenne, les populations, donc, vont replonger de plus belle dans l’ajustement structurel sans même le secours des contradictions européennes, temporairement contenues par la BCE, et dont la divergence constituait la seule manière de mettre un terme à leurs épreuves. Car c’est à cela qu’en étaient réduits les peuples européens : à attendre le soulagement de l’explosion générale ! radieuse perspective politique, on en conviendra. Même cette issue de désespoir est désormais fermée…
En tout cas pour quelque temps. Il est bien certain en effet que, pendant la période de stabilisation, la macroéconomie continue de faire son œuvre, et la restriction d’engendrer implacablement la récession. Même sachant la BCE dévouée à se charger de titres souverains, les marchés obligataires recommenceront à tiquer de voir les déficits se réduire aussi lentement, c’est-à-dire les ratios de dette continuer d’exploser, les objectifs troïkesques indéfiniment différés, etc. A ce moment là, de nouveau, il faudra inventer quelque chose, et le cartel orthodoxe se trouvera reconduit à ses contradictions fondamentales : car, sauf à être un patch de plus, le « quelque chose » en question supposera de détendre l’une des contraintes constitutives du cartel, soit, au minimum, jeter à la rivière les principes « allemands » pour adopter des politiques macroéconomiques enfin contracycliques et « neutraliser » d’une manière ou d’une autre le fléau des marchés obligataires, pour laisser à ces politiques le temps de faire leur travail dans le calme.
Pour l’heure, nous voilà dans cette épaisse mouscaille où la BCE a sorti le scotch extra-large pour empêcher l’euro de s’effondrer en pièces façon 2CV de Bourvil dans Le Corniaud (« elle va marcher beaucoup moins bien forcément »), où Hollande pense avoir honoré ses promesses en ramenant des cacahuètes de croissance d’un sommet bruxellois, se croit par là autorisé à faire ratifier hors de toute consultation populaire le traité concocté par son prédécesseur, et nourrit par là même le grief très bien fondé de l’indifférenciation UMPS, pour ouvrir des boulevards à la « différence » FN, et où, pour finir, le colmatage de fortune de la BCE laisse l’austérité pour seul horizon, avec d’autant moins d’appel qu’elle est maintenant présentée comme la contrepartie naturelle de cette insigne faveur…
En un raccourci politique saisissant qui dit tout de l’abîme creusé entre elles, l’oligarchie européiste reprend espoir au moment précis où les populations sont jetées au tréfonds du désespoir.
C’est pourquoi il va bientôt falloir passer à autre chose [4].
Source:http://blog.mondediplo.net/
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