Les mots souvent attribués à Maximo Gomez et souvent répétés, « les Cubains en font toujours trop ou pas assez » s’appliquent parfaitement au programme cubain d’internationalisme médical. (1) Cuba en a vraiment « trop fait » pour ce qui concerne cette politique : en Avril 2012, il y avait 38 868 professionnels de la santé cubains, dont 15 407 médecins (environ 20% des 75 000 médecins de Cuba) - travaillant dans 66 pays. (2) En Afrique, le personnel médical cubain, au total près de 3000 personnes, travaillant dans 35 des 54 pays du continent, tandis qu’au Venezuela il y en a approximativement trente mille. (3) Ce n’est qu’une partie de l’histoire, puisque l’internationalisme médical cubain présente de nombreuses facettes. Dans toutes, le « capital humain » est déterminant.
Cet article, basé sur sept années de recherches et près de 70 entretiens avec des professionnels de la santé cubains, à la fois sur l’île et à l’étranger, vise à fournir une large vue d’ensemble de l’internationalisme médical cubain. Pour ce faire, on verra des programmes très différents dans la coopération médicale, on fournira des données de base sur son évolution et son impact ainsi qu’une analyse de la logique dans son déroulement.
Le chiffre de collaborateurs médicaux n’a cessé d’augmenter en particulier dans les pays en développement et sous-développés, et à ce jour près de 135 000 travailleurs de la santé ont participé à des missions à l’étranger. Cuba dispose d’un nombre plus élevé de personnel médical travaillant à l’étranger dans des missions de coopération médicale que toutes les nations du G-8 réunies, un record fort étonnant et significatif.
Les étapes historiques
Nous pouvons compter trois étapes de base dans l’internationalisme médical cubain : les premières années du processus révolutionnaire (dont le meilleur exemple reste l’envoi des missions au Chili et en Algérie), les années du milieu de la décennie 1970 à 1979 (alors que le pays, soutenu par l’Union soviétique et les pays socialistes d’europe, a développé un programme particulièrement fort de coopération en Afrique subsaharienne), et enfin, la période qui a commencé en 1990, après l’accident du réacteur nucléaire de Tchernobyl survenu en 1986. Elle a été suivie par une augmentation importante de la coopération médicale vers la fin de cette décennie, fondamentalement en Amérique latine et dans les Caraïbes, après les ravages causés par les ouragans George, en Haïti, et Mitch en Amérique centrale. Cette dernière étape a donné lieu à de nombreuses initiatives, allant des programmes de santé intégrale (utilisés dans des dizaines de pays du Tiers Monde) et l’accès aux soins de base à des millions de personnes qui, dans de nombreux cas, n’ont jamais reçu la moindre attention médicale, jusqu’à l’arrivée du contingent médical d’urgence "Henry Reeve" un énorme succès, déployé à la suite de catastrophes naturelles.
Les pages de l’internationalisme médical sont nombreuses et glorieuses depuis 59. Nous avons focalisé cet essai sur les contributions de Cuba qui se sont matérialisées à partir de la fin des années 80. L’exemple le plus probant est l’aide apportée aux victimes de Tchernobyl. Au total, environ vingt-six mille personnes, presque tous des enfants, ont été traitées dans les installations de Tarara depuis l’arrivée des premiers enfants en mars 1990 (ils furent reçus par le président Fidel Castro en personne, pour montrer l’importance accordée par le gouvernement cubain à cette l’initiative). Tout le traitement médical a été donné aux patients, sans aucun frais pour eux (transport et hospitalisation). Ce geste humanitaire d’ampleur est particulièrement remarquable quand on sait qu’il a commencé au moment où l’Union soviétique a implosé, entraînant la perte de 80% du commerce de Cuba, une baisse d’environ 30% du PIB, et le début de la période spéciale et ses restrictions de toute sorte. Pour Cuba, le moment ne pouvait tomber plus mal. Nombreux sont les pays qui, confrontés à une telle crise, auraient immédiatement mis fin à un programme aussi vaste et coûteux. Mais cela ne s’est pas produit et Cuba a respecté ses engagements avec les enfants de Tchernobyl.
Après plusieurs visites sur place à Tarara et des rencontres avec les patients et le personnel médical cubain, nous avons pu constater que l’attention médicale donnée aux enfants était excellente, et qu’on avait réalisé un travail remarquable dans des conditions difficiles pour recevoir les enfants. À son apogée, environ 350 personnes y travaillaient, disposant d’un petit hôpital entouré de centaines de bâtiments destinés à loger les malades et leur offrir des programmes éducatifs et récréatifs. Avant leur départ, les enfants étaient examinés en Ukraine par des médecins cubains. Le plus souvent ils restaient dans l’île 45 jours, et ceux qui souffraient des maux les plus graves étaient traités dans différents hôpitaux spécialisés à Cuba. L’objectif était de fournir une assistance médicale et humanitaire de qualité. Au total, 21.874 enfants et 4.240 adultes ont été traités à Cuba, 19.497 d’entre eux âgés de moins de quatorze ans, et les affections les plus courantes étaient liées à des problèmes dermatologiques, du système endocrinien et digestifs. (5)
Médecins cubains dans le monde entier
Par ailleurs, on peut souligner le rôle de Cuba dans la formation de dizaines de milliers de médecins du monde entier, des pays en développement et des pays sous-développés. Des professeurs cubains dispensent leurs cours dans quinze pays et sont particulièrement nombreux au Venezuela. Depuis le début des années 70, Cuba a contribué à la fondation d’écoles de médecine dans plusieurs pays, y compris le Yémen (1976), Guyana (1984), Éthiopie (1984), Ouganda (1986), Ghana (1991), Gambie (2000 ), Guinée équatoriale (2000), Haïti (2001), Guinée-Bissau (2004) et Timor oriental (2005).
L’ouragan Mitch (1998) causa des dommages terribles en Amérique centrale et fut, à bien des égards le catalyseur pour un développement significatif de l’internationalisme médical de Cuba. Environ trente mille personnes sont mortes dans cette catastrophe, et les gouvernements d’Amérique centrale firent appel à la communauté internationale. Cuba n’avait pas de relations diplomatiques avec les pays concernés (dont plusieurs avaient maintenu une politique d’hostilité à la Révolution), cependant, en quelques jours, Cuba a envoyé une brigade de 424 membres. Leur nombre est passé rapidement à deux mille, avant de se stabiliser autour de neuf en tout pour la région. (6)
Cette mission était différente des autres parce qu’alors est née la décision d’aider les pays touchés afin qu’ils puissent s’aider eux-mêmes. Cela a conduit à l’idée de former les jeunes de la région à Cuba pour qu’ils deviennent médecins et qu’ils puissent revenir ensuite chez eux pour aider leur propre peuple. En Novembre 1999, l’École Latino-américaine de Sciences Médicales – de nos jours Ecole Latino-américaine de Médecine (ELAM) - a ouvert ses portes aux premiers étudiants, principalement de la région touchée. La plupart d’entre étaient issus de familles pauvres et environ la moitié étaient des femmes.
L’approche cubaine de l’ÉLAM repose essentiellement sur l’engagement de former des étudiants qui n’auraient jamais pu devenir médecins autrement dans leur pays. Ces médecins qui ne sont pas issus de milieux privilégiés, sont plus susceptibles de retourner dans leurs communautés d’origine pour y travailler après l’obtention de leur diplôme. On espère ainsi contenir la traditionnelle « fuite des cerveaux » (les cubains emploient le terme de « vol des cerveaux » NDT), -les diplômés des écoles de médecine dans le Tiers Monde s’installent dans les pays développés où les salaires sont plus élevés-. En outre, ceux des diplômés de l’ELAM qui, pour différentes raisons, ne peuvent pas être utilisés dans leur propre pays, se portent volontaires pour travailler dans d’autres où ils viennent travailler dans des « déserts médicaux ». Haïti en est le meilleur exemple puisqu’y exercent actuellement des diplômés originaires de nombreux pays d’Amérique latine. Les leçons sur le capital humain durant les années de formation à Cuba ont été assimilées par des milliers d’entre eux.
Le succès de cet engagement peut être mesuré par la lecture des articles de la section Ophtalmologie du site Web Infomed.(8) "Plus d’informations sur Opération Miracle" : des dizaines de textes qui illustrent l’ampleur du programme. Pour ne citer que quelques exemples : 15 000 Paraguayens ont recouvré la vue, 400 000 Haïtiens ont bénéficié du programme, au Nicaragua 90 000 opérations ont été réalisées, et presque 1,5 million au Venezuela. A tel point qu’en Octobre 2011 le Dr. Reinaldo Rios, directeur de l’hôpital ophtalmologique Ramón Pando Ferrer, à La Havane, estime a plus de deux millions de personnes dans 34 pays d’Amérique latine, des Caraïbes et Afrique le nombre de personnes opérées. (9) Les opérations pratiquées par des médecins cubains, avec le soutien du Venezuela, ont été offertes gratuitement aux patients, dont la plupart n’étaient pas en capacité de payer.
« Le contingent Henry Reeve va prendre la suite de la force médicale constituée pour aider le peuple des États-Unis dès que Katrina a frappé le sud de ce pays dans toute sa force brute. Son but est non seulement d’assister un pays en particulier, mais de coopérer immédiatement, avec un personnel spécialement formé, dans tout pays souffrant d’une catastrophe, en particulier ceux qui font face à de grands fléaux tels que des ouragans, des inondations ou d’autres phénomènes naturels graves. » (10)
Le contingent Henry Reeve a déjà réalisé douze missions dans les pays qui ont connu des catastrophes naturelles -la plus récente au Chili, à la suite d’un tremblement de terre. Tous ces phénomènes se sont produits en quelques années, et l’on peut dire que le travail de la brigade constitue un exploit remarquable. Le groupe le plus important (environ 2250 membres) a été envoyé au Pakistan, mais celui qui reste le plus mémorable est celui d’Haïti.
Dans ce pays, Cuba a joué (et joue toujours) un rôle déterminant, à la fois après le tremblement de terre de janvier 2010 qui a pris 250 000 vies, puis dans le contrôle de l’épidémie de choléra qui a éclaté en septembre de la même année. Dans les deux mois suivant le début de l’épidémie près de 150 000 cas ont été signalés et 3333 décès.(11) Les personnels cubains ont tenu un rôle de premier plan dans le soutien au peuple haïtien et leurs efforts ont fait paraître minuscules ceux de la communauté internationale. De fait, la brigade médicale cubaine a été importante depuis 1998, lorsque l’ouragan George a dévasté Haïti. A cette époque, cinq cents professionnels de la santé sont arrivés dans le pays et, au moment du séisme, douze ans plus tard, environ 340 Cubains étaient déjà sur place dans le secteur de la santé publique.
En ce qui concerne l’épidémie de choléra, l’équipe médicale cubaine a été renforcée par l’arrivée de diplômés et d’étudiants supérieurs de l’ELAM. En avril 2011, il y avait encore 1 117 membres de la brigade médicale, dont 923 cubains et 194 étrangers diplômés à Cuba. Ensemble, ils ont fourni des consultations à deux millions de patients, opéré 36.000 d’entre eux et assisté près de 35 000 naissances. 465 000 autres haïtiens ont bénéficié des programmes de rééducation. (12) Une fois encore, les efforts humanitaires de la mission cubaine étaient (et sont) plus élevés que ceux de tous les pays industrialisés réunis. Cependant, jusqu’à présent, ces contributions sont toujours ignorées des médias internationaux. Ce qui est le plus important, c’est que maintenant Cuba prépare Haïti pour l’avenir en établissant un système de santé publique financé principalement par le Venezuela et le Brésil, système dans lequel les médecins haïtiens formés à Cuba joueront un rôle clé. Sur les 625 qui étaient diplômés de l’ELAM début 2011, 430 se trouvaient déjà en Haití.(13) Cette même année, un autre groupe de 115 ont étés diplômés de l’Université de Santiago de Cuba.
Un aspect tout aussi important est le travail réalisé au Timor-Oriental. Le personnel cubain est arrivé là suite à une demande officielle d’aide en 2003. En effet, en 2002, il n’y avait que 47 médecins dans tout le pays. La première tâche consistait à apporter un soutien médical dans une nation se remettant de sa lutte pour l’indépendance et de l’invasion des forces armées indonésiennes. Au cours des cinq premières années, les médecins ont effectué plus de 2,7 millions de consultations et on estime qu’ils ont sauvé environ onze mille vies. La phase suivante de la coopération cubaine était la formation de jeunes Timorais qui deviendraient des professionnels de la santé et prendraient soin de leur propre peuple. Au cours de l’année 2008, « il y avait 350 travailleurs cubains de la santé dans la région, 870 nationaux du Timor et plus d’une centaine de Mélanésiens et de Micronésiens ont été formés comme médecins » (14) La plupart d’entre eux ont eu leur formation de base à Cuba, puis ils sont rentrés au Timor, l’objectif était de les former de plus en plus dans leur propre patrie. A cet effet, en 2005, fut créé une école de médecine assistée par des professeurs cubains.
Sur une échelle beaucoup plus grande, des efforts comparables au Timor-Leste ont étés fournis dans la coopération de Cuba au Venezuela. Il s’y trouve aujourd’hui le plus gros contingent de médecins cubains. Cette contribution a commencé en 1999, après des inondations massives dans l’État de Vargas où sont morts ou disparues 15.000 personnes. En l’espace d’une semaine plus de 450 professionnels de la santé cubains étaient sur place pour soutenir les initiatives du Président Hugo Chavez, nouvellement élu. Quatre ans plus tard, la municipalité Libertador de Caracas, qui a eu les plus grandes carences de santé de la région, a demandé l’aide des spécialistes vénézuéliens. Soucieux de leur sécurité personnelle, la plupart refusèrent, ce qui a conduit le président Chavez à faire appel à La Havane, et en conséquence, en avril 2003, Cuba a envoyé 53 médecins de famille.
Par ailleurs, il est important de reconnaître la détermination de Chavez d’utiliser la richesse pétrolière au profit de la nation dans son ensemble, et plus particulièrement les secteurs marginalisés, habituellement exclus de ces services. La mission initiale envoyée à Libertador, a connu un grand succès et a abouti à la décision d’étendre le programme à l’ensemble du pays et, finalement, aux différentes étapes de la mission Barrio Adentro. Selon Chavez, en Novembre 2010, la brigade cubaine travaillait dans 6172 cabinets de médecine populaire, 3019 cabinets dentaires et 459 cabinets d’ophtalmologie, 514 centres de diagnostic intégral, 599 salles de rééducation et 28 centres d’examen équipée de la plus haute technologie médicale. (15)
Ajoutons au tableau décrit ci-dessus que 51 000 Vénézuéliens ont reçu un traitement médical spécialisé à Cuba. (16) Jusqu’à avril 2012 on estime que les cubains ont réalisé plus de 740 millions de consultations médicales gratuites et sauvé plus d’un million et demi de vie humaines, des personnes qui sur la base des critères traditionnels de mortalité, auraient probablement décédé s’ils n’avaient reçu ses soins appropriés de la part des médecins cubains. (17) Pour l’avenir, le Venezuela est entré en émulation avec l’ ELAM de Cuba et forme dans ses universités plus de 30 000 médecins avec des professeurs venus de Cuba. En Février 2012, a été diplomé le premier groupe de 8.150 spécialistes en médecine intégrale communautaire (CMI) et 6300 le seront dès la conclusion du programme de six ans. À l’heure actuelle, selon Chavez, 22 604 étudiants de la spécialité étudient au Venezuela, ce qui représentera une contribution importante au système public de santé.(18)
Soulignons en passant que, bien que 20% des médecins cubains travaillent à l’étranger, le rapport médecin/patients à Cuba est encore probablement le meilleur dans le monde. Comparons avec d’autres pays : en 2009, on comptait 2,4 médecins pour mille habitants au Canada (19) et aux États-Unis, tandis qu’à Cuba le chiffre était de 6,7 en 2010, selon la Banque Mondiale. (20) De plus, l’accès au soins à Cuba est beaucoup plus équitable qu’au Canada (et, dans les faits, bien plus équitable que dans la plupart des pays industrialisés, dont les États-Unis), où par exemple, non nombre de spécialistes travaillant dans le secteur privé et bien peu de médecins travaillent dans les zones rurales.
Un des plus récents programmes entrepris par les internationalistes cubains a été l’échantillonnage de la population des pays membres de l’ALBA. Ceci a été réalisé par des centaines de professionnels de la santé de l’île, afin de déterminer le niveau de santé physique et mentale de leurs populations. Dans le cas du Venezuela (où, en 2008, le personnel médical cubain -dont une bonne partie de généticiens et psychologues sociaux- a travaillé en collaboration avec la brigade locale de la santé dans la mission Hernández José Gregorio), on a identifié environ 600 000 patients ayant des besoins spécifiques, et le gouvernement a décidé de répondre à ces préoccupations. Le but de cette campagne était donc non seulement procéder à un échantillonnage détaillé, mais de mener une étude pour déterminer les causes particulières de « handicap » pour fournir une assistance aux personnes concernées.
Depuis 2009, d’autres pays de l’ALBA ont bénéficié de ce projet. Il s’agissait d’un dépistage massif, et plus de 71 000 spécialistes (cubains et de chacun des pays concernés) ont visité près de 3,8 millions de foyers au Venezuela, en Bolivie, en Équateur, au Nicaragua, à Saint-Vincent-et-les Grenadines. (21) En juillet 2011, on avait identifié un total de 1.017.464 personnes ayant des besoins spécifiques. En Bolivie, la campagne a été appelée Mission Moto Mendez (du nom d’un guerrillero du 19ème siècle), et a impliqué les médecins Cubains, Vénézuéliens et les Boliviens. Le bilan est d’environ quatre-vingts trois mille personnes souffrant de handicaps physiques et mentaux détectées. La Mission Solidarité Manuela Espejo a eu un objectif similaire : entreprendre une étude scientifique biopsychosociale afin de déterminer les causes des problèmes rencontrés par les équatoriens et de leurs besoins. Les médecins spécialistes - 229 cubains et 129 équatoriens – ont visité 1.286.331 foyers et détecté 294.611 personnes ayant des nécessités physiques ou mentales spécifiques. 135 254 d’entre elles avaient reçu 265 515 consultations et aides techniques. (22)
N’importe lequel de ces divers programmes de coopération médicale est tout à fait extraordinaire pour un pays de la taille et de la richesse de Cuba. En fait, aucun pays industrialisé n’a jamais tenté d’entreprendre un projet aussi ambitieux dans le domaine de la santé. Mais la combinaison de toutes ces initiatives humanitaires mises en œuvre est tout simplement grandiose. Quand on pense que ces programmes sont en cours depuis cinq décennies et qu’en Amérique latine depuis les vingt dernières années, Cuba a fourni des niveaux élevés de coopération. Dans le cas de l’Afrique, 5500 professionnels de la santé cubains y travaillent encore mais surtout, près de 40.000 Africains ont obtenu leur diplôme dans les universités de l’île qui compte toujours près de 3000 étudiants africains. (23) Lors de sa visite à La Havane en 1991, Nelson Mandela décrit la contribution cubaine : « Nous venons ici avec un sentiment de reconnaissance pour l’immense dette que nous avons contractée envers le peuple cubain ». Quel autre pays a été dans l’histoire plus altruiste que Cuba dans ses relations avec l’Afrique ? (24)
Cela soulève une question logique : pourquoi ? Pour quelles raisons Cuba continue d’offrir des coopérations d’une telle portée ? Se pourrait-il que Cuba ait l’intention d’exercer ce qu’on appelle dans les milieux universitaires nord-américains le « soft power » ? C’est-à-dire de coopter des pays grâce à un appui constant et des avantages en échange de futurs gestes bienveillants de leur part. À première vue, il semblerait que cet argument est recevable. De toute évidence, le programme de l’internationalisme médical à Cuba, -même dans les pays avec lesquels les relations diplomatiques étaient difficiles-, a entraîné un affaiblissement de l’hostilité de certains gouvernements et finalement la normalisation des relations.
Il est particulièrement significatif que Cuba n’a pas offert une coopération médicale qu’aux pays ayant les mêmes convictions idéologiques. À cet égard, il convient de rappeler que la première mission dans le Chili d’Alessandri en 1961, et l’abondante coopération cubaine avec le Honduras et le Guatemala, pays qui avaient été des alliés inconditionnels des États-Unis et avaient toujours condamné Cuba. Le Salvador, quant à lui, sous la botte d’un certain nombre de régimes militaires, était un adversaire idéologique acharné de la Révolution cubaine. La Havane, n’a pourtant pas hésité à envoyer vingt-deux tonnes de fournitures médicales d’urgence après le tremblement de terre de 1986 et une brigade médicale conséquente en 2000, pour une importante épidémie de dengue. Cuba a également fourni un soutien médical au Nicaragua d’Anastasio Somoza, après le tremblement de terre qui dévasta la capitale en 1972. Aucun autre président latino-américain ne s’était opposé autant à la révolution cubaine que Somoza qui alla même en 1961, à entraîner les mercenaires qui utilisèrent les ports nicaraguayens pour la tentative d’invasion ayant échoué dans la baie des Cochons.
On avance également que le gouvernement cubain mène cette politique dans le but d’obtenir des soutiens pour les votes à l’ONU. Dans une interview de mai 2007 le Dr Yiliam Jiménez, a répondu : « En admettant le point de vue cynique que Cuba envoie des médecins dans les pays pauvres pour gagner des voix à l’ONU, qu’est-ce qui empêche les pays industrialisés de faire de même ? La chose la plus importante est de sauver des vies, et c’est précisément ce fait notre polítique. » (25)
« Sauver des vies ! », Un engagement similaire de la part des pays du G8 fait cruellement défaut, alors que Cuba à maintes reprises a placé l’humanitarisme avant l’ idéologie.
Le facteur déterminant qui a impulsé ces programmes depuis des décennies a été le gouvernement révolutionnaire, et en particulier la vision à long terme de Fidel Castro, pour qui l’accès aux soins de santé publique a toujours été un enjeu extrêmement important en même temps qu’un droit humain fondamental. Dans tous les entretiens avec les responsables politiques cubains, dans le cadre de cette recherche, il ressort toujours que l’initiative venait toujours de lui. La volonté politique de mener à bien ces campagnes de santé, mobiliser les ressources et assurer un financement adéquat, étaient le résultat d’une décision politique et humanitaire prise au plus haut niveau dans l’île.
Pour un étranger qui examine ce phénomène complexe et multidimensionnel, il est clair que le développement d’une conscience sociale et politique élevée dans la population cubaine est une base indispensable à l’acceptation de ces politiques d’envergure. Le succès du programme d’internationalisme médical, a lui-même renforcé au fil des ans, la fierté et le sentiment d’identité nationale. La Constitution cubaine exprime l’engagement du pays dans « l’internationalisme prolétarien, [...] l’amitié fraternelle, le soutien, la coopération et la solidarité des peuples du monde, notamment en Amérique latine et dans les Caraïbes ».
Ce sens de la solidarité internationale, (qui a des racines profondes dans l’île puisqu’on le trouve dès la fin du XIXe siècle aux temps de la lutte pour l’indépendance) est aussi un facteur psychologique inestimable. Dans la seconde moitié du XXe siècle, Cuba a été aidée dans des actes de solidarité concrète par des étrangers. Depuis le rôle clé d’Ernesto Che Guevara jusqu’au soutien financier des pays du COMECON, et plus récemment par le Venezuela. La combinaison des décennies de participation à des missions internationalistes, ou la participation d’amis ou dans sa famille, a abouti à un profond processus de socialisation du respect à l’égard de ces initiatives humanitaires.
Il est également vrai que l’exportation de biens et de services professionnels est une source importante de devises pour l’économie cubaine, elle dépasse de loin le secteur du tourisme et de l’exportation de nickel. Le montant des recettes provenant des services médicaux à l’étranger varie de 3 à 8 milliards de dollars par an. L’estimation la plus récente est de cinq milliards de dollars, soit environ le double de la somme apportée par l’industrie touristique florissante. (26) Quel que soit le chiffre exact, il est de toute façon déterminant pour l’apport en devises étrangères à l’État et demeure une priorité du gouvernement cubain.
Grâce à ce que l’on pourrait nommer un excédent de personnel de santé -toujours nié par les membres de la direction révolutionnaire, qui soutiennent qu’il ne peut y avoir en aucun cas un excès de médecins- cette utilisation de cadres formés en médecine est une politique économique extrêmement réussie. Le gouvernement de Raul Castro a décidé de réduire certains des avantages dont bénéficiaient à la fois les internationalistes (suppléments financiers importants) et les bénéficiaires. Par exemple, les étudiants nord-américains à l’ELAM ne sont plus formés gratuitement, on demande au gouvernement ukrainien de payer pour le traitement des enfants touchés par l’accident nucléaire de Tchernobyl, et que les étudiants étrangers paient pour poursuivre une spécialisation plus poussée.
Tout au long de cette enquête, il a été extrêmement intéressant d’avoir les opinions des internationalistes eux-mêmes sur leur participation à des missions médicales à l’étranger. La plupart ont dit qu’ils le faisaient pour des raisons financières puisqu’ils percevaient un salaire bien supérieur au cours de leur mission à ce qu’ils auraient reçu à Cuba. Bien qu’il soit extrêmement difficile de quitter la famille pour de longues périodes, les professionnels apprécient d’avoir momentanément la possibilité d’avoir des revenus plus élevés, ce qui leur permet d’acheter Cuba des bien qu’il n’auraient pas acquis autrement.
Depuis le début de la Période spéciale, il existe dans l’île une pyramide inversée en termes de salaires. Ceux qui sont employés dans le tourisme, même à des postes qui ne nécessitent pas un degré élevé d’instruction ou d’études, sont mieux rémunérés que des techniciens ou scientifiques de haut niveau. Par conséquent, les missions internationalistes permettent aux participants, de combler en partie ce déséquilibre. Certains ont indiqué que l’expérience à l’étranger dans les pays en développement représente pour eux une excellente occasion de développer leurs compétences professionnelles médicales : ils font face à des situations qui sont souvent complètement nouvelles pour eux comme la malnutrition ou les blessures causées par des armes à feu. D’autres présentent cette expérience comme un rite de passage, quelque chose que presque tout le personnel de santé à Cuba a accompli un moment dans sa vie.
Quelles que soient les motivations des individus ou du gouvernement révolutionnaire, il ne fait aucun doute que ces cinq décennies de coopération médicale ont apporté une énorme contribution au bien-être dans le tiers-monde. En 2010, Julie Feinsilver a fait un résumé succinct de l’importance de cette contribution : Les internationalistes cubains ont sauvé plus de 1,6 millions de vies, prescrit un traitement à plus de 85 millions de patients (plus de 19,5 millions desquels ont eu la consultation à leur domicile, dans leur école, leur lieu de travail, etc.), réalisé plus de 2,2 millions d’opérations, assisté 768.858 naissances et multi-vacciné plus de 9,2 millions de personnes. (27)
Que ce soit au Chili d’Alessandri en 1960, au Nicaragua de Somoza en 1972, ou aux États-Unis de George W. Bush en 2005 (quand il a rejeté l’offre de Cuba d’envoyer 1500 médecins après l’ouragan Katrina), l’engagement d’aider l’humanité a été cohérent.
Dans son discours durant l’acte de création de la Brigade Henry Reeve, Fidel Castro a parlé de la nécessité de répondre aux catastrophes naturelles, indépendamment de l’idéologie du pays :
« Pas une seule fois, tout au long de l’histoire révolutionnaire pleine d’abnégation, notre peuple n’a cessé d’offrir son aide médicale dans la solidarité en cas de catastrophe à d’autres peuples qui en avaient besoin, sans jamais tenir compte des abîmes idéologiques et politiques nous séparant, ou des offenses graves infligées par tel ou tel gouvernement ». (28)
Pour l’essentiel, Cuba a été un exemple pour le monde entier, en montrant comment ses programmes de coopération médicale ont été beaucoup plus efficaces et de plus grande envergure que n’importe quelle aide fournie par les efforts combinés de tous les pays du G8. En cinquante ans, les personnels cubains ont servi dans les zones les plus pauvres et les plus déshéritées du monde, là où d’autres ont refusé d’aller. Actuellement, ils sont en charge du bien-être de soixante-dix millions de personnes. Leur travail (superbement ignoré par les grands médias internationaux) peut faire honte à tous les pays « développés » de la planète.
John M. Kirk
Professeur. Université de Dalhousie, Canada.
Traduit de la version originale anglaise de l’article en espagnol par David González pour la revue cubaine TEMAShttp://www.temas.cult.cu/ repris par www.rebelion.org le 19/11/2012
Traduit pour Le Grand Soir (à partir de la version espagnole) par alfare. Les intertitres ont étés ajoutés.
L’article dans TEMAS http://www.temas.cult.cu
EN COMPLEMENT : Cuba - Tchernobyl : Lettre à Maria.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire