Le titre de l’article de l’Observer de dimanche donnait le ton del’article "d’information" politique biaisé et opportuniste qu’il introduisait : " Noam Chomsky accuse son vieil ami Hugo Chávez "d’attaquer" la démocratie". La phrase d’ouverture qui suivait était un chef d’oeuvre d’insinuations perfides : " Hugo Chávez a longtemps considéré Noam Chomsky comme l’un de ses meilleurs amis en occident. Il s’est repu des éloges du célèbre intellectuel sur la révolution socialiste vénézuélienne et a fait écho à ses dénonciations de l’impérialisme étasunien."
Le ricanement ironique suscité par le spectacle du président du Venezuela se repaissant des "éloges" de Chomsky ainsi que l’insinuation perfide selon laquelle Chavez est un robot qui "fait écho" aux diatribes de son copain, préparent les partis pris, les mensonges et les omissions qui vont suivre.
Le reporter Rory Carroll, le correspondant du Guardian en Amérique du sud, a interviewé Chomsky puis il s’est employé à transformer la conversation en un article de propagande. (Pour les lecteurs qui ne sont pas Anglais, l’Observer est le journal qui remplace le Guardian le dimanche).
La vision partiale de Carroll était clairement affichée dès le début : "Chomsky a accusé le leader socialiste d’avoir accumulé trop de pouvoir et "d’attaquer" la démocratie vénézuelienne."
Comme vous allez vite le constater, ceci est un résumé tout à fait partial et manipulateur des remarques de Chomsky qui a amené ce dernier à dire ensuite que le journal avait fait preuve "d’une grande malhonnêteté" et que l’article de Carroll était "un tissu de mensonges".
L’interview portait sur la lettre ouverte que Chomsky avait écrite pour demander la relaxe de la juge vénézuelienne María Lourdes Afiuni qui souffre d’un cancer. Afiuni, explique Carroll "a déclenché la colère de Chavez en décembre 2009 en relâchant Eligio Cedeño, un banquier connu qui était accusé de corruption." Après avoir passé un peu plus d’une année en prison en attendant son procès pour corruption, les autorités vénézueliennes ont "adouci sa détention et l’ont assignée à résidence".
Dans la lettre ouverte, qu’il a écrite avec le centre Carr des droits de l’homme de l’université de Harvard, Chomsky dit :
La juge Afiuni a eu droit à ma sympathie et à ma solidarité depuis le début. Les circonstances de son arrestation, les mauvaises conditions de sa détention et le traitement dégradant qui lui a été infligé à l’Institut national d’orientation féminine, la dégradation dramatique de sa santé et la cruauté dont elle a souffert, tous ces faits avérés m’amènent à craindre pour sa santé physique et psychologique ainsi que pour sa sécurité personnelle.
La lettre se conclut sur cette demande : "J’espère de tout mon coeur que le président Chavez va examiner l’éventualité de mettre fin à la détention de la juge pour des raisons humanitaires."
Vers la fin de son article, Carroll fait un effort symbolique pour rétablir l’équilibre :
Selon Chomsky, le gouvernement de Chavez doit être loué pour avoir fortement réduit la pauvreté, pour sa politique de promotion des communautés autogérées et pour sa contribution à l’unité de l’Amérique Latine. "Il est difficile de juger de l’efficacité des ces actions mais si leur succès se confirme, elles seront les germes d’un monde meilleur."
Mais la mauvaise foi flagrante du titre et des premières lignes de l’article ont déjà fait passer le message voulu : Le président Chavez est un tel extrémiste que même le gauchiste radical Noam Chomsky, un de ses meilleurs amis en occident, dénonce ses agissements.
LA REPONSE de Chomsky : l’article est "d’une extrême malhonnêteté". Et c’est un "tissu de mensonges"
Les militants et les bloggers n’ont pas tardé à envoyer des emails à Noam Chomsky pour lui demander de réagir à l’article de Rory Carroll dans l’Observer. Voici notamment la réponse de Chomsky à un internaute agressif qui s’était livré à des attaques personnelles contre lui : Commençons par le titre : c’est un mensonge absolu. Et ça continue comme cela tout au long. Cela apparaît clairement lorsqu’on compare les citations avec leurs commentaires. Comme je l’ai déjà dit, et comme je m’y attendais, l’article sur un interview similaire que j’ai donné au NY Times est beaucoup plus honnête et met en lumière l’extrême malhonnêteté du Guardian. Je suis sure que vous comprendriez très bien qu’un dissident iranien qui accuse Israël de crimes, fasse remarquer en même temps qu’on ne peut pas prendre au sérieux les accusations proférées par l’Iran et ses supporters parce que les abus dont l’Iran se rend coupable sont bien pires. Si vous ne le comprenez pas, il faut vous poser des questions. Si vous le comprenez comme je le crois, eh bien la même chose est vraie pour nous. C’est pourquoi parler du [soldat étasunien incarcéré Bradley] Manning (et d’autres encore) est tout à fait approprié.
Joe Emersberger, un militant qui habite au Canada a aussi interrogé Chomsky au sujet de l’article et Chomsky lui a répondu :
La version du Guardian/Observer, est comme je m’y attendais très malhonnête. L’article du NY Times est bien plus fidèle. Les deux passent sous silence des remarques importantes que j’ai faites, comme le fait qu’on ne puisse pas prendre au sérieux les critiques du gouvernement des USA ou de ceux qui le soutiennent, étant donné que Washington a fait bien pire bien qu’il n’aie pas à affronter les mêmes difficultés que le Venezuela, à commencer par le cas de Manning [Manning est la personne soupçonnée d’avoir donné à Wikileaks de grandes quantités de matériel classifié] qui est bien pire que le cas de la Juge Afiuni. Et beaucoup d’autres. L’interview n’a malheureusement pas été enregistré. Je devrais pourtant savoir que je dois absolument exiger que tout soit enregistré surtout avec le Guardian, sauf quand j’ai affaire à un journaliste que je connais et en qui j’ai confiance.
En fait le jour qui a suivi la parution de l’article de Carroll, sans doute à cause de la vague grandissante de critiques sur Internet, le Guardian a fait une chose extraordinaire : il a publié ce qu’il a présenté comme une transcription intégrale de l’interview. (Mais contrairement à l’habitude il n’a pas accepté que les commentaires des lecteurs soient postés sous la transcription) Mais le texte intégral a simplement apporté la preuve de ce que Chomsky avait dit, à savoir que l’article était frauduleux. Sa comparaison avec la justice étasunienne avait été coupée - en particulier le passage sur la torture et les mauvais traitements infligés à Bradley Manning.
Carroll l’avait questionné sur l’intervention du chef de l’exécutif vénézuélien qui avait demandé une longue peine de prison pour la juge Afiuni. Chomsky avait répondu :
Il est bien sûr inapproprié que le chef de l’exécutif intervienne et impose une peine de prion sans un procès. Et je dois dire que les USA ne sont pas en position de dénoncer cela. Bradley Manning est en prison sans être accusé de quoi que ce soit et il est victime de torture car l’isolement solitaire c’est de la torture. Le président des USA est en fait intervenu. Quand on a interrogé Obama sur les conditions de sa détention, il a répondu que le Pentagone lui avait dit qu’elles étaient bonnes. C’est une intervention de l’exécutif dans un cas de violation sérieuse des libertés civiles et ce n’est pas la seule. Cela ne change pas le jugement sur le Venezuela, cela signifie simplement qu’il est admis de passer sous silence les abus commis aux USA.
Chomsky avait ajouté :
Le Venezuela a subi sans discontinuer de violentes attaques de la part des USA et de l’occident -dans les médias et même politiques. Les USA ont sponsorisé le coup militaire [de 2002] qui a échoué et depuis ils se sont engagés dans des actions subversives tous azimut. Notre dénonciation [....] du Venezuela est grotesque.
Ce commentaire n’apparaissait pas dans l’article publié par l’Observer.
Il n’était pas non plus fait mention des remarques de Chomsky sur les progrès réalisés par le Venezuela et plus généralement l’Amérique Latine pour surmonter plus de cinq siècles de colonisation et d’exploitation européenne puis américaine :
Je pense que ce qui est arrivé en Amérique Latine ces dix dernières années est sans doute ce qui s’est produit de plus positif et de plus intéressant dans le monde. Pendant 500 ans, depuis l’invasion occidentale, les pays d’Amérique Latine ont été séparés les uns des autres. Ils avaient peu de relations. L’intégration est une condition préalable à l’indépendance. De plus à l’intérieur des pays, le modèle en vigueur était quasiment le même dans tous les pays : une toute petite élite occidentalisée, souvent blanche, concentrait d’énormes quantités de richesse au milieu d’un océan de pauvreté. Pourtant l’Amérique du Sud est une région très riches en ressources naturelles qui dans des conditions normales devrait avoir un développement supérieur encore à celui de l’Asie de l’est, ce qui n’a pas été le cas.
Les citations de Chomsky ci-dessus ne sont que des extraits de réponses beaucoup plus longues qu’il a données à Carroll pendant l’interview. Mais elles ne cadraient pas avec projet du journaliste de présenter Chomsky comme le "dénonciateur" de la soi-disant "attaque" de Chavez contre la démocratie.
Carroll a une fois dit de lui-même qu’il "n’était pas un champion d’impartialité". En effet et Joe Emersberger a fait un travail remarquable de mise en lumière et de contestation du journalisme tendancieux de Carroll sur l’Amérique Latine. Carroll et ses éditeurs ont de toute évidence tant de mal à répondre aux emails convaincants d’Emersberger qu’ils n’y répondent généralement pas. Les lecteurs se souviennent peut-être que le Guardian a des antécédents douteux en ce qui concerne la retranscription fidèle des opinions de Noam Chomsky ; du moins quand il ne se contente pas de l’ignorer tout simplement. La diffamation de Chomsky par le Guardian en 2005 a fait toucher le fond à ce journal "emblème" du journalisme "libéral".
C’est Emersberger qui résume le mieux ce qui est le plus remarquable dans toute cette histoire : Ce n’est pas la première fois que Rory Carroll s’intéresse aux opinions de Chomsky sur l’Amérique Latine d’une manière sélective. Quand Chomsky a signé une lettre ouverte en 2008 qui critiquait le président nicaraguayen, Daniel Ortega, Rory Carroll s’est précipité pour l’interviewer. Presque au même moment, Chomsky a signé une lettre ouverte au président colombien Alvaro Uribe à propos de choses beaucoup plus graves, mais le Guardian ne s’y est pas intéressée. A l’époque j’ai demandé à Rory Carroll et à ses éditeurs pourquoi mais ils ne m’ont jamais répondu. Ils ont aussi ignoré une lettre ouverte à Uribe signée par Amnistie Internationale, Human Rights watch et d’autres groupes. J’ai demandé à Carroll et ses éditeurs pourquoi ils l’avaient ignorée et - comme d’habitude- ils ne m’ont pas répondu.
En conclusion :
Noam Chomsky a autrefois été décrit par le New York Times comme "probablement l’intellectuel vivant le plus important". Et cependant, comme je l’ai déjà mentionné, le Guardian se contente généralement de l’ignorer lui et ses analyses. Mais quand Chomsky critique un ennemi officiel de l’occident, Le Guardian se souvient tout à coup qu’il est une personnalité de poids. Cela confirme ce que nous savions déjà : que la presse libérale est parfaitement consciente de l’importance du travail de Chomsky. Ils l’ignorent tout simplement parce qu’il s’attaque aux intérêts de ceux que les médias soutiennent.
L’article de Rory Carroll donne un aperçu du statut qu’aurait Chomsky s’il promouvait le mythe de la bonté intrinsèque de l’occident et se concentrait sur les crimes de ses ennemis officiels. Il serait célébré comme l’un des commentateurs politiques les plus brillants et les plus éclairés que le monde ait connu. Il serait de loin l’expert politique le plus influent du monde. On ne cesserait pas de voir son portrait sur le Guardian, l’Observer, l’Independent, la BBC, le New York Times, etc...
C’est évidemment une leçon d’humilité pour ceux qu’on voit partout dans les médias. Les médias sont une déméritocratie plus que tout autre chose.
Media Lens est un organisme de surveillance des médias basé en grande Bretagne dirigé par David Edwards et David Cromwell. Le second livre de Media Lens, NEWSPEAK in the 21st Century par David Edwards et David Cromwell, a été publié en 2009 par Pluto Press.
Traduction : Dominique Muselet
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