Pourtant les caricatures et les mauvaises plaisanteries sont légion dans les bilans que dressent de cette grève les médias chiliens. Les “gentils Mapuches”, les “méchants Mapuches”, le “leadership violent”, le “leadership paisible”… Parfois, heureusement, certains mettent dans le mille. C’est le cas d’un reportage remarquable d’Ana María Sanhueza dans Qué Pasa [dans notre prochain numéro, 1044, du 4 novembre 2010], qui décrit l’irruption d’une nouvelle génération mapuche, de jeunes conscients de leurs droits, fiers de leurs origines et, bien que formés dans le moule de la “connaissance occidentale”, résolus à ne pas oublier le chemin parcouru jadis par leurs grands-parents. Des jeunes d’une vingtaine d’années qui ont troqué la charrue contre les livres (ou l’ordinateur) et dont beaucoup, au cours de la grève de la faim, ont fait leur entrée en société. Gonzalo Müller, chroniqueur dans l’émission de télévision Estado Nacional et pour le journal La Segunda, leur a donné dans le quotidien du soir le nom de “Generación Weichafe” [génération de guerriers], décrivant presque avec terreur des “jeunes qui portent sur la question un regard rompant avec les exigences traditionnelles de ce peuple”. Les exigences traditionnelles de ce peuple ? Pour Gonzalo Müller, les concepts de “nation mapuche”, d'“autonomie” et d'“autogouvernement”, qu’on entend aujourd’hui à Concepción ou à Temuco dans la bouche de lycéens et d’étudiants aux cheveux longs, ne feraient donc pas partie des “exigences traditionnelles” des Mapuches. En font partie en revanche, comprend-on dans sa chronique, les programmes d’aide de l’Etat, l’engrais pour les semailles, les gravillons pour les chemins, le fourrage pour les bêtes et les paniers familiaux de produits de base, toujours indispensables dans cette société qui n’en peut plus de s’appauvrir.
Gonzalo Müller, éminent professeur à l’Ecole d’administration de l’Université pour le développement, ignorerait-il que dans les années 1930 un des principaux chefs mapuches, Manuel Aburto Panguilef, appelait à l’instauration dans le sud d’une “république indienne” fédérée à l’Etat chilien ? Ignorerait-il que, entre 1925 et 1973, 8 parlementaires mapuches (souvent alliés aux conservateurs) ont représenté les intérêts de leur “race” dans l’honorable hémicycle du Congrès national ? Ne sait-il pas que, dans les années 1970, Alejandro Lipschutz, anthropologue letton et conseiller sur les questions ethniques pour l’Unidad popular [l’Unité populaire, la coalition de gauche qui conduisit Allende à la présidence], plaidait en faveur de la création d’un “territoire indien autonome” comme solution au problème déjà persistant des conflits territoriaux ? Alejandro Lipschutz, qui avait senti dans sa chair le joug assimilateur et uniformisant du communisme soviétique dans sa Lettonie natale, se refusait à “paysannifier” (comme le faisait Allende lui-même) la lutte des Mapuches. Les descendants de Lautaro [illustre guerrier mapuche qui s’opposa aux colonisateurs espagnols au XVIe siècle] ne seraient rien que de “pauvres paysans chiliens” ? Aux yeux de l’anthropologue, quelque chose clochait dans cette affirmation qui, admettons-le, continuait (et continue aujourd’hui encore) de transcender les clivages au sein de la classe politique chilienne, de la gauche à la droite. Et, bien que Müller ne se l’imagine pas un seul instant, nos grands-parents, à l’époque, s’éloignaient déjà de cette conception, prenant prudemment leurs distances avec la gauche et ses rêves de révolution. Ouvrant, non sans difficultés, un chemin revendicatif bien à eux.
Le fait est que les “nouveaux discours”, les “nouveaux récits”, la “nouvelle épopée” que Gonzalo Müller croit voir affleurer, comme par génération spontanée, chez les jeunes Mapuches n’ont en réalité rien de nouveau ou presque rien. Bien au contraire : ils tiennent pour beaucoup d’une mémoire recouvrée, de retrouvailles générationnelles avec un passé pas si lointain, avec des voix familières qui, il y a trente, quarante ou cinquante ans nous parlaient d’un peuple possédant une histoire, un présent et, surtout, un avenir à construire. C’est de cela que parlent aujourd’hui les nouvelles générations. C’est de tout cela, à leur façon, qu’ils parlent au pays entier. Tantôt timidement, tantôt en élevant la voix. Quelquefois de façon contradictoire et confuse. Et peut-être ne le savent-ils pas eux-mêmes, mais par leur voix renaît la voix de leurs ancêtres. S’agit-il d’une voix qui nous renvoie dans le passé, vers cette “communauté perdue” que dépeignent les anthropologues et les sociologues, vers cette “réduction rurale” idéalisée par les dirigeants et les poètes ? Absolument pas. La voix mapuche, dans l’actuel Chili conservateur, est une voix riche de modernité et d’avenir. Une voix qui renvoie, pour qui veut bien l’écouter, à des débats de tout premier ordre dans le concert international : multiculturalisme, approfondissement de la démocratie, citoyenneté et interculturalité, décentralisation du pouvoir et nouvelles formes de représentation sociale et politique, modèles de développement et impact de ces derniers sur l’humanité et sur la planète, etc. Rien de tout cela ne parle du passé. A l’inverse, ce sont des voix qui, à travers cette jeunesse, font faire aux Mapuches et à tous les Chiliens un pas de plus vers l’avenir. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.
Cette nouvelle génération va dans peu de temps, si je peux me hasarder à un pronostic, rompre avec toutes les images préconçues en vigueur sur ce que nous, Mapuches du Chili, sommes censés être : des paysans, des domestiques asservis, des boulangers, des vendeurs sur le marché de la Vega à Santiago, de simples soldats dans les rangs de l’armée – des chasseurs-cueilleurs peut-être encore ? Il serait bon, messieurs les représentants des classes politique et intellectuelle de ce pays, de leur accorder un peu plus d’attention. Ils sont nombreux, il serait temps de s’en rendre compte. On estime à 2 000 le nombre de jeunes Mapuches dans les seules universités publiques et privées de Temuco. Ils sont plusieurs centaines d’autres sur les campus et dans les facultés de Concepción, de Valdivia, d’Osorno et de Puerto Montt. Sans parler de Santiago et de Valparaíso, deux villes où se concentrent désormais la majorité des nôtres, une diaspora qui peu à peu rompt avec la timidité et exige elle aussi sa place dans cette Histoire. Ces milliers d’étudiants mapuches, ajoutés à plusieurs autres milliers de jeunes qui, dans les communautés rurales, renforcent l’identité et le discours mapuches, unis à une classe moyenne émergente formée d’intellectuels et d’actifs qui au quotidien conquièrent symboliquement des espaces qui jusque-là leur étaient fermés, forment une génération montante extrêmement puissante. C’est le passage du panier d’aide à la lutte pour le pouvoir politique. Le passage de l’assistanat à la reconnaissance et à la pleine jouissance des droits. Ils annoncent, en somme, l’aube du Mapuche et le crépuscule du “Mapuchito”.
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