LE PLUS. A priori, François Kahn n'est pas tout à fait l'image qu'on se fait d'un militant du Front de Gauche. Pourtant, la profonde inhumanité à laquelle il a assisté dans le cadre du travail l'a poussé à abandonner ses idées libérales. Il raconte son parcours pour Le Plus.
> Par François Kahn Militant FdG
Edité par Amandine Schmitt
J'ai 30 ans, je travaille dans le privé depuis 6 ans, et je fais partie des 5% des contribuables français qui paient le plus d'impôts. Mes intérêts devraient me conduire à voter pour le candidat PS ou UMP à l’élection présidentielle. Mais le 22 avril, je ne voterai ni pour François Hollande, ni pour Nicolas Sarkozy, mais pour le candidat du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon.
Discours de campagne sur la culture de Jean-Luc Mélenchon, au Bataclan, Paris, le 3 avril 2012 (CHAMUSSY/SIPA).
Je n’ai pas toujours voté à gauche. Je suis issu d’un milieu de droite, et à mon arrivée à HEC en 2001, je m’identifiais clairement au libéralisme économique porté par la droite. Mon libéralisme s’étendait aux questions de mœurs, ce qui me rapprochait du PS et m’éloignait de ma classe politique d’origine.
Une conversion radicale à l'antilibéralisme
Aujourd’hui, je rejette radicalement le libéralisme économique, tant celui de l’UMP, que celui du PS avec son vague souci de protection sociale. Cette radicale conversion à l’antilibéralisme économique n’est pas le fruit d’un endoctrinement idéologique ou d’une recherche d’iconoclasme bobo-isant. C’est la fréquentation du monde du travail à son plus haut niveau, celui des cadres de direction générale, c’est l’expérience intime de ce qui se passe à la tête des entreprises modernes qui explique ma conversion à cet antilibéralisme. Mon témoignage n’est pas celui d’actes délictueux devisés au sein des directions générales.
Ce dont j’ai été témoin est à la fois plus simple, plus grave et plus fréquent. Au cœur du soi-disant capitalisme de l’intelligence, j’ai vu une dévalorisation systématique des capacités intellectuelles dans le travail, la destruction et une valorisation systématique des tâches les plus formelles et superficielles, les moins approfondies, les moins créatives. Mon témoignage est une critique du libéralisme économique au nom du travail bien fait, au nom du travail qui assure le progrès économique d’une entreprise dans son ensemble et d’une société dans sa globalité.
Pression managériale
J’ai vu les méfaits de la technocratie managériale dans le privé. J’ai vu des assistantes travailler de 9h à 20h, sans heures supplémentaires, sans jours de récupération. J’ai vu des collègues, cadres supérieurs aguerris, formés dans les meilleures écoles et passés avec succès par des banques d’affaires ou des cabinets de conseil, craquer et fondre en larmes au milieu d’un bureau partagé sous la pression exercée par le management.
J’en ai vu partir régulièrement en arrêts maladie pour surmenage (le “burn out”), se gaver d'antidépresseurs, puis revenir, à peine plus reposés, quelques semaines plus tard, prêts à se ré-user, cumulant tics nerveux, prise de poids, cheveux qui tombent, ongles rongés, et parfois d’étranges et subites paralysies faciales ou corporelles n’ayant d’autres explications autre que celle de la pression et du surmenage.
J’ai vu une fuite en avant pour faire toujours plus toujours plus vite, sans se soucier vraiment de faire mieux. Sans se soucier des conséquences à long terme. Plus on monte dans la hiérarchie, plus les postes et fonctions sont plastiques, les responsabilités floues et les évaluations de court terme. Quelques années après, tel manager n’est plus dans la même division, ni dans la même région du monde, peut-être même plus dans la même entreprise... Après eux, le déluge. Plus de mémoire, plus de long terme, plus de vision. Faire plus que l’an dernier, plus qu’au trimestre dernier, plus qu’hier, faire plus, mais vite : pas de temps pour des modifications structurelles, pour des remises en question ou simplement un peu de réflexion.
Formatage des esprits et des tâches
Les organisations du travail que j’ai observées (et subies) semblaient vouloir nous transformer, mes collègues et moi-même, en machine à force de taylorisation (ces méthodes ne concernent pas que les ouvriers et employés). Face au formatage des esprits et des tâches, devant l’empilement des strates de contrôle, au manque d'ambition intellectuelle, nous finissions alors par nous interroger sur notre propre utilité, et par nous penser nous-même comme redondants ou inutiles.
Nous sommes bien souvent réduits à l'état de variable d’ajustement, volontiers sacrifiée sur l’autel d’une pseudo-efficacité en réalité destructrice à moyen terme : démotivation, turnover, règne du "vite fait-mal fait", dictature de l'urgence, développement de l’autocensure (car on sait d’avance que l’on aura ni le temps, ni les moyens, de "bien faire", c’est-à-dire de créer de la valeur à long terme).
Un centre d'appels à Mérignac en 2010 (VALINCO/SIPA).
Nous finissons alors par accepter (et parfois, par reproduire) un mode de management anxiogène reposant sur la terreur et la menace à défaut de parvenir à définir les conditions d’une adhésion commune et volontaire à un objectif dans lequel chacun trouverait son compte, et pourrait se reconnaître : penser et implémenter des solutions rentables à long terme économiquement ET socialement, plus de temps pour créer des liens entre les disciplines, pour innover...
Face à ces enjeux de société, l’UMP ou le PS ne semblent proposer au pire qu’une approche comptable et ploutocrate dans le cas du premier, au “mieux”, dans le cas du second, une approche cosmétique, incapable de mettre en mots et en mesures la profonde inhumanité de notre monde, bloquée sur des mesures palliatives traitant de manière générale du symptôme plus que de la pathologie en elle-même.
Retrouver l'envie et le temps de penser
Il s’agit d’abord de retrouver l'ambition, l'envie, et le temps de penser, et pour cela, de s’affranchir de l’hystérie du moment présent, du diktat de l’urgence qui finit par démotiver à force de contraindre au bâclage, et de niveler la pensée par le bas. Redonnons du sens à ce que l’on fait, pour ne plus avoir le sentiment de participer à une vaine fuite en avant, mais plutôt de participer à un véritable projet commun, plus constructif et plus qualitatif.
Il est urgent de comprendre que nous partageons tous un même destin, et que nous pouvons changer les règles qu'on tente de nous imposer, qu'il est possible de retrouver la maîtrise de notre avenir plutôt que de le laisser entre les mains des Attila du néo-libéralisme et de la finance spéculative. Le contexte actuel, fortement ouvert et mondialisé, ne devrait pas nous interdire d’y réfléchir et surtout d’agir, quels que soient notre propre situation sociale et nos revenus, du moment que l’on remet “L’humain d’abord”.
François Kahn écrit sur www.lassaut.org
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