mardi 13 janvier 2015
LES CHARLIES ET LES CHARLOTS /ALAIN ACCARDO . une voix journalistique discordante....
Qu’on veuille bien me pardonner de faire entendre une voix discordante
dans l’harmonieux concert des louanges que l’on a entendu s’élever depuis
l’attentat contre Charlie-Hebdo. Ces louanges sont à vrai dire de différentes
sortes : les premières – et les seules que je consente à approuver – sont celles qui
concernent le talent hors du commun dont faisaient preuve les victimes dans leur
domaine et qui pour certaines d’entre elles touchait au génie. Sur ce point, je
rejoins sans réticence leurs admirateurs.
Je n’évoquerai que pour mémoire la deuxième sorte de louange, parce que
c’est la moins digne d’attention. Sous couvert de témoignage vécu ou
d’hommage ému, elle sert à la glorification du louangeur lui-même, d’une façon
qui associe plus ou moins subtilement le dithyrambe à l’auto-célébration
narcissique (« C’était un être merveilleux. Un soir que nous étions
ensemble…etc… »). Passons.
La troisième sorte de louange, qui pourrait servir d’illustration au
paralogisme de « la partie pour le tout », consiste à s’autoriser de ce que
Charlie-Hebdo est un organe de presse faisant preuve d’une grande liberté de
ton pour en conclure d’une part que c’est toute la presse qui est attaquée et
d’autre part et implicitement, que toute cette presse fait preuve de la même
liberté de ton envers et contre tous les pouvoirs établis. Ce que traduit
éloquemment le slogan incroyablement prétentieux « Nous sommes Charlie ».
Non, Mesdames et Messieurs les journalistes de cour, vous n’êtes pas
Charlie. Loin s’en faut. Seule une toute petite partie de votre corporation, que
d’ailleurs vous détestez cordialement et que vous ostracisez, peut se réclamer de
cette « liberté de la presse » dont vous vous gargarisez. Dans votre très grande
majorité, loin d’être des héros de la liberté, vous êtes de simples commis au
service des employeurs capitalistes qui vous tiennent en laisse. Alors de grâce,
trêve de tartuferie.
Cela me conduit à mentionner la quatrième sorte de louange entonnée par
la chorale « républicaine ». Celle qui célèbre l’excellence du système social dans
lequel nous vivons, et dont la presse des grands prédateurs de la finance et de
l’industrie est évidemment le plus beau fleuron.
De fait, si la gent journalistique était moins domestiquée
intellectuellement et moralement, elle pourrait s’ériger légitimement en force de
critique sociale capable de prendre en toutes circonstances des risques pour la
défense des valeurs démocratiques. Mais le combat démocratique tel qu’elle
l’entend, c’est celui de la défense prioritaire des médiocres intérêts des « élites »
auxquelles elle se pique d’appartenir et de l’ordre établi. Ce combat à courte vue
aveugle la plupart des journalistes et les empêche de comprendre ce qu‘une
poignée de bons esprits parmi eux a compris depuis longtemps : que ce qui vient
de se passer à Charlie-Hebdo n’est qu’un épisode dans une longue série
d’horreurs et de crimes dont la racine principale doit être cherchée, à travers de
nombreuses médiations, dans l’inextinguible soif de profits et la frénésie de
domination qui ont animé pendant des siècles les politiques des puissances
capitalistes occidentales envers le reste du monde…y compris envers leurs
propres concitoyens.
La même logique meurtrière, celle de la rentabilisation à outrance du
Capital, qui a conduit à exterminer des peuples entiers dans des colonies
lointaines, conduit aujourd’hui encore à laisser crever à petit feu, dans le
chaudron des ghettos urbains de nos métropoles, des populations déshéritées
dont l’immense majorité fait ce que les prolétaires de nos Républiques
successives n’ont cessé de faire depuis des générations : saliver devant la vitrine
clinquante que nos médias exposent en permanence à leur convoitise, et se
demander pourquoi, dans une République soi-disant Une et Indivisible, ladite
vitrine divise si radicalement, si inflexiblement, si injustement, le monde en
maîtres et en serviteurs, et de combien de souffrances et d’humiliations encore
ils devront expier la faute d’être nés pauvres et différents, du mauvais côté de la
vitrine, de la rocade, de l’histoire, de la vie.
Comment l’oppression sociale, la violence sourde et broyeuse des
rapports sociaux, qui laminent jour après jour des vies entières, n’auraient-elles
pas aussi des effets pervers chez les plus désespérés en en faisant les instruments
du fanatisme que toutes les doctrines, spécialement les religieuses, ont alimenté
à un moment ou à un autre ? On devrait être davantage attentif à ce mécanisme
psychosociologique qui fait que la même dynamique sociale peut se structurer
selon les circonstances, dans le meilleur des cas en combat politique libérateur et
dans le pire en violence criminelle délirante.
Voilà, me semble-t-il, ce que les gens de Charlie-Hebdo exprimaient à
leur façon, mais voilà aussi ce que sont incapables de comprendre les charlots
qui se sont mis à larmoyer d’un oeil en cherchant la caméra de l’autre. Les
épisodes de la lutte des classes que nous livre l’actualité quotidienne, partout et à
tout moment, ne se présentent presque jamais à l’état « pur », sous des formes
immédiatement reconnaissables et univoques, mais sous des formes altérées et
ultra-compliquées du fait de la surdétermination généralisée de tous les facteurs
les uns par les autres.
Cette causalité multiple, embrouillée, équivoque, qui est
celle de tous les faits sociaux, ne peut qu’échapper à la lecture rapide,
superficielle, paresseusement simplificatrice et idéologiquement orientée,
pompeusement baptisée « décryptage » par les médias. Il est plus facile et plus
rentable, à tous égards, pour eux et leurs commanditaires, d’orchestrer de
grandes émotions collectives qui expriment tout et le contraire, qui drainent le
meilleur et le pire et où la pensée rationnelle et critique sombre dans la
propagande, et la vérité avec elle. En attendant la prochaine flambée de haine
aveugle et d’oecuménisme larmoyant.
ALAIN ACCARDO
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